Chers amis journalistes,
Comme le titre de cette page ne le laisse absolument pas supposer, il va être question, ici, de l’accident de Tchernobyl, dont le 20è anniversaire a commencé à donner lieu à quelques affirmations chiffrées ici et là. Pourquoi se préoccuper de Tchernobyl plus que de la couleur des chaussettes de Chirac ou de la dernière aventure familiale de Jordy ? Cela tient à une raison parfaitement stupide : j’ai la naïveté de croire que les questions énergétiques engagent plus l’avenir de vos enfants (et très accessoirement des miens) que les turpitudes réelles ou supposées d’un chanteur ou même d’un personnage politique, et donc qu’il est plus important de ne pas dire n’importe quoi sur le nucléaire (ou sur le pétrole, ou sur l’éolien…) que sur d’autres sujets. Or du « n’importe quoi » sur Tchernobyl, j’en ai déjà vu, lu et entendu un bel échantillon depuis 48 heures !
Plutôt que de pointer du doigt toutes les bêtises en question, et en me gardant bien de considérer que quelques âneries sont équivalentes à considérer que tous les journalistes font mal leur métier, je vous propose de vous poser à vous-mêmes les quelques questions simples ci-dessous, et j’invite également tous vos lecteurs, auditeurs, et téléspectateurs à se les poser. Souvent, se poser les questions, c’est déjà y avoir répondu….
1. Où sont les retraités repentis ?
Si le nucléaire civil était l’horreur que l’on sait, il devrait être facile de trouver des retraités du CEA, d’EDF et d’Areva à la pelle pour expliquer que « on vous cache tout on vous dit rien », exactement comme il est relativement facile, aujourd’hui, de trouver un retraité de l’industrie pétrolière pour expliquer que la production va s’essouffler bien avant les 40 ans de tranquillité qui sont habituellement cités, ou…. relativement facile de trouver des journalistes (même pas à la retraite) pour expliquer combien le traitement des questions scientifiques et techniques (dont le nucléaire fait partie) est approximatif chez eux (pas de noms ! mon propos n’est pas de vilipender tel ou telle…). Où sont-ils, tous ces retraités du CEA prêts à baver parce qu’ils n’en peuvent plus d’avoir caché l’horreur toute leur vie professionnelle durant ? Comme vous le savez fort bien, ces retraités baveurs n’existent pas, ce qui est probablement un signe… qu’il n’y a pas tant de choses à cacher que cela !
2. Pourquoi ne pas faire confiance à l’UNSCEAR comme on fait confiance au GIEC ?
En matière de climat, toutes les ONG « environnementales » basent leur action sur le consensus scientifique établi par une agence onusienne : le GIEC. Il se trouve que pour Tchernobyl, il existe aussi une agence onusienne qui effectue exactement le même travail que le GIEC pour le climat, et cette agence s’appelle l’UNSCEAR. Et là, surprise ! Les même ONG « environnementales » qui acceptent les conclusions du GIEC sans les discuter sont toutes à peu près unanimes pour réfuter celles de l’UNSCEAR, qui fait pourtant un travail exactement de même nature que celui du GIEC : dans les deux cas, l’action se borne à synthétiser ce qui se publie dans les revues scientifiques (en l’espèce les revues médicales à comité de lecture pour Tchernobyl) pour en tirer une vision d’ensemble (en quelques centaines de pages néanmoins, avec une caractéristique partagée : 99,9% des commentaires faits sur le rapport de l’UNSCEAR (que vous pouvez télécharger en cliquant sur ce lien) sont effectués sans l’avoir lu, comme pour le GIEC !). Question, que je n’ai jamais vue traitée nulle part dans les médias (ça devrait pourtant vous inspirer !) : pourquoi ?
Pourquoi les mêmes réfutent l’un quand ils acceptent l’autre, alors que ce sont les mêmes méthodes employées dans les deux cas ? Aucun argument ne résiste à une analyse un peu poussée, et en particulier pas celui du complot, si sympathique pourtant : si l’argent du charbon, du gaz et du pétrole est incapable d’acheter les quelques malheureux milliers de physiciens impliqués dans les recherches sur le climat, comment le nucléaire civil – qui doit brasser 50 fois moins d’argent que les hydrocarbures – arriverait à museler la profession médicale planétaire, qui se compte en millions de médecins, dont une large partie est employée par la recherche publique dans des pays qui ne disposent pas d’installations nucléaires civiles ou militaires ?
3. Pourquoi ne pas interroger les médecins ?
Pourquoi les J’ai dit « médecins » ? De fait, qu’il s’agisse du tabac, de l’alcool, de l’héroïne, du virus de la dengue, ou du SIDA, il y a une profession dont le métier est de « compter les morts » et d’évaluer les dégâts « avant tout le monde » : les médecins. Car des leucémies et des cancers du poumon, il y en a dans tous les pays du monde, Tchernobyl ou pas. La bonne question n’est pas de savoir si les « liquidateurs » (ceux qui ont travaillé sur le réacteur après l’accident pour « boucher les trous ») ont ou auront des cancers : sur 600.000 personnes, bien sûr qu’il va y en avoir !
La bonne question est de savoir si cette population aura plus de cancers que le reste de la population (car les cancers provoqués par la radioactivité sont des cancers « ordinaires » : un cancer ne dit jamais par quoi il a été provoqué, et seule une augmentation nette du nombre permet éventuellement de conclure), ou plus de n’importe quoi d’autre : accidents cardiaques, malformations congénitales, anomalies chromosomiques, etc. Et là, ceux qui ont la tâche de faire les comptes ne sont ni les militants d’associations anti- ou pro-nucléaires, ni les journalistes, mais bien les médecins.
Comment expliquer que ces derniers – les médecins ayant effectué des études épidémiologiques et publié dans des revues médicales – ne soient jamais à l’antenne ? Si la conviction – sincère, là n’est pas la question – de quelques militants était équivalente aux études épidémiologiques (études poussées sur les effets de telle ou telle substance pouvant avoir un effet sur la santé), pourquoi Diable s’enquiquinerait-on à faire de telles études avant la mise sur le marché de n’importe quel médicament, plutôt que de demander son avis à une association, ce qui coûterait sûrement moins cher à l’industrie pharmaceutique ?
4. Pourquoi ne pas se référer aux nombreuses études existantes ?
Contrairement à une idée parfois évoquée, les médecins du monde entier ont énormément publié sur la radioactivité. Il existe une base tenue par le ministère américain de la santé et recensant les articles parus dans les revues médicales à comité de lecture. Cette base ne porte pas seulement sur les conséquences de Tchernobyl, bien sûr ! Si vous y faites une recherche avec « arthritis » (c’est à dire arthrose, car tout est en anglais), vous trouvez environ 170.000 résultats. « Osteoporosis » vous en donne 36.000, « liver » (foie en anglais, bien sûr) près de 700.000, etc.Et puis vous pouvez bien évidemment taper « Chernobyl » (orthographe anglaise) : cela donne près de 3.000 réponses. Vous pouvez aussi taper « radionuclide » (terme anglais pour radioélément, c’est-à-dire un élément radioactif), et au moment où je vous écris cela produit très exactement 286.574 résultats. Je n’ai pas lu tous ces articles (!), mais ce sont ces articles que les médecins compétents – qui n’hésitent pas, par ailleurs, à s’attaquer aux fabricants de cigarettes ou aux constructeurs auto pour la pollution causée par ces engins à roulettes – résument périodiquement dans divers rapports facilement accessibles, comme par exemple celui mis en ligne sur le site de l’Organisation Mondiale de la Santé, exactement comme le GIEC agit de même pour le climat.
Alors, pourquoi ne pas interroger les auteurs des rapports de l’UNSCEAR sur Tchernobyl, comme on demande aux responsables du GIEC d’intervenir très fréquemment quand il s’agit du climat ? Personnellement, cela m’intéresserait beaucoup que l’on aille leur demander ce qu’ils en pensent…. Aurait-on peur, en ce faisant, de tourner une partie des journalistes en ridicule, et de découvrir que les diffuseurs d’informations erronées, dans cette affaire, ont été – et continuent d’être – bien plus dans les médias que dans le milieu médical ?
Car de fait le rapport de l’UNSCEAR dit très clairement que le surplus de radioactivité libéré par l’accident a causé quelques dizaines de morts chez les pompiers de la première heure, a engendré 6000 cas excédentaires de cancer de la thyroïde chez les enfants et adolescents au moment de l’accident (15 décès en ont résulté à fin 2005), a peut-être provoqué un léger surplus de leucémies au sein des « liquidateurs » les plus exposés, et pour le reste qu’il n’y a rien de décelable (pas de surplus de cancers solides, de leucémies dans la population ou au sein du gros des liquidateurs, pas de surplus de pathologies cardiovasculaires, pas de surplus d’anomalies génétiques, etc). A nouveau, il suffit de lire, tout est écrit dans ce document issu des Nations Unies, signé par des chercheurs issus de plein de pays (et dont une bonne partie ne sait même pas qu’EDF existe !).
5. Qui est compétent pour estimer les victimes de la radioactivité ?
Tout ce qui est détectable n’est pas nécessairement toxique, et « trouver de la radioactivité » ne signifie pas que l’on en meurt ! (ou même que cela présente le moindre inconvénient sanitaire). Tout est une question de dose, comme pour le sucre, qui est inoffensif si vous en mangez 3 grammes par semaine, et un poison violent si vous en mangez 5 kg par jour. Question : qui est compétent pour savoir quelle dose fait quels effets ? Réponse : à nouveau les médecins…. Avec le « modèle » (relation linéaire dose-effet, pour ceux qui veulent des précisions) invoqué par les « antinucléaires » pour chiffrer les conséquences de Tchernobyl, et qui suppose que la moindre radioactivité fait des dégâts significatifs si elle est appliquée à une large population, alors les radios médicales (qui irradient un peu vous et moi à chaque fois que nous en passons une) feraient 200.000 morts par an dans le monde, et la radioactivité naturelle quelques millions. Question : où sont-ils ?En fait l’UNSCEAR dit maintenant explicitement qu’ils se refusent à faire des projections de cas de cancers supplémentaires avec les modèles utilisés en radioprotection, qui ne sont pas faits pour cela.
6. Quelles sont les preuves scientifiques des affirmations fracassantes ?
« 200 millions de fois Hiroshima » (entendu le 23 avril 2006 au soir sur France 2, lu le 24 au matin dans 20 minutes), c’est – pardonnez moi – une ineptie. On mesure quoi exactement ? La radioactivité naturelle de la terre, c’est des millions de fois Tchernobyl tous les ans ! (et bis repetita : où sont ses morts ?). La bonne question est celle de la concentration des radioéléments. Et là, nous sortons du slogan pour rentrer – à nouveau – dans la science : les radioéléments ont été concentrés où exactement ? De quelle manière ? Sont-ils tous aussi dangereux ? Combien de temps restent-ils en place (puisqu’ils disparaissent avec le temps) ? A-t-on observé quelque chose de significatif, c’est-à-dire « en plus » de ce qui arrive normalement ? Etc. Cela nous renvoie aux articles médicaux et scientifiques évoqués ci-dessus, dont la synthèse est précisément faite par l’Organisation Mondiale de la Santé ou l’UNSCEAR.
Pourquoi préférer la thèse sympathique du complot à la conscience professionnelle de la majorité des médecins ? Pardonnez moi cette comparaison, mais une récente affaire judiciaire (Outreau) a largement montré que le soupçon n’est pas une preuve, et que tout accusé n’est pas nécessairement coupable simplement parce que cela serait sympathique qu’il le soit. L’esprit critique s’exerce aussi envers ceux qui mettent en avant des morts en grande quantité : quelles preuves ont-ils, sachant que vous êtes bien placés pour savoir qu’un article de journal ou une émission de télévision n’ont aucune force probante en matière scientifique ?
Bien entendu, une large partie des remarques et questions ci-dessus sont parfaitement recyclables – en matière d’environnement, c’est de circonstance – dans bien des domaines scientifiques et techniques. J’espère que dans le cas présent elles pourront éviter de persévérer dans l’erreur, parce que, pour revenir au propos introductif, nous n’avons pas – plus – des décennies devant nous pour « corriger le tir » en ce qui concerne l’énergie. Que Tchernobyl ait été un accident grave, personne ne le nie. Que je ne serais pas vraiment ravi d’avoir une répétition de ce genre de plaisanterie dans la rue d’à-côté, c’est une évidence. Mais pourquoi inventer des morts qui ne reposent que sur la conviction des militants opposés au nucléaire ? Est-ce là du journalisme sérieux que de considérer que dès que l’on y comprend rien, alors tous les avis se valent ? Pourquoi faire plus particulièrement confiance aux militants opposés au nucléaire, quand ils vont jusqu’à préférer l’effet de serre au nucléaire ?
Car je tiens à votre disposition le programme des Verts aux présidentielles de 2002, où il était explicitement indiqué que le nucléaire devait être remplacé par du gaz, qui comme chacun sait est inépuisable (les réserves ultimes restantes de gaz sont du même ordre que celles de pétrole), qui comme chacun sait est abondamment présent en France (nous importons 97% de notre gaz, et bien sûr M. Poutine s’est engagé à ne jamais nous réserver de surprise), qui comme chacun sait ne fait pas de CO2 (le gaz naturel engendre 20% des émissions mondiales de CO2), tout en expliquant que l’on va diminuer les émissions de gaz à effet de serre en France (toutes choses égales par ailleurs, remplacer le nucléaire par du gaz augmente les émissions françaises de 25%).
Je ne parle même pas de Sortir du Nucléaire, qui tout en disant « ni nucléaire ni effet de serre », propose explicitement d’augmenter les émissions de notre pays de 25% environ en multipliant par 4 la production électrique française faite au gaz et au charbon (ces propositions figurent page 49 et 50 du document publié par Sortir du Nucléaire et que vous pouvez télécharger en cliquant sur ce lien). Je vous pose la question : des gens qui ont des raisonnements à ce point farfelus doivent-ils être considérés comme des interlocuteurs plus sérieux et crédibles que les dizaines de milliers de médecins qui ont effectué des travaux sur les conséquences sanitaires de la radioactivité ? J’attends avec impatience l’argumentaire journalistique qui m’expliquera que oui !
Et, très accessoirement bien sûr, il faut que vous ayez bien conscience d’une chose : en présentant les conséquences sanitaires de Tchernobyl comme plus graves que ce qu’en disent les médecins, vous ne favorisez que très peu les fabricants des éoliennes et de panneaux solaires ; ce sont essentiellement les charbonniers et les gaziers qui en profitent.
Capacités électriques en construction dans le monde à fin 2007.
On voit que le charbon arrive en tête en ce qui concerne les centrales en cours de construction. Comme l’hydroélectricité concerne pour une large part des barrages qui ne produisent que 1500 ou 2000 heures dans l’année (une année compte 8760 heures), alors que les centrales à charbon tournent « en base », c’est-à-dire 7000 heures ou plus dans l’année, cette première place du charbon est encore plus marquée en ce qui concerne la production future.
Le gaz concerne quant à lui à la fois des moyens de base (dans les pays qui ont beaucoup de gaz) et des moyens de pointe (pour faire des turbines qui serviront quelques centaines d’heures par an pour réguler les réseaux), mais au total la capacité horaire en construction pour le gaz dépasse aussi celle de l’hydroélectricité, qui dépasse elle-même celle de l’éolien d’un facteur 8 !
« faire la peau » du nucléaire en Europe pourrait donc à la rigueur déboucher sur une construction de barrages accrue si nous en avions la possibilité, mais ce n’est pas le cas… et cela débouchera surtout sur une hausse des émissions.
Source : Platt’s World Electric Power Plants Database, in IEA World Energy Outlook 2008.
En croyant défendre l’environnement, on favorise la hausse des émissions de gaz à effet de serre : l’enfer est pavé de bonnes intentions…
Très cordialement à tou(te)s,