Question facile, voyons : l’énergie, c’est ma facture d’électricité, ou éventuellement de gaz. Si je suis très concentré, j’y rajouterai peut-être mon plein d’essence, si je le suis encore plus le remplissage de ma cuve à fioul, et puis on va dire que l’on a fait le tour du sujet. L’économiste ajoutera peut-être que l’énergie c’est 7% des dépenses des ménages en France, et donc que si l’électricité augmente c’est ennuyeux parce que cela comprime un peu le pouvoir d’achat, mais que personne n’en mourra.
Mais, avec ces approches économiques, tout le monde passera à côté de l’essentiel, qui est que l’énergie, dans les civilisations industrielles, joue un rôle physique central qui n’est pas du tout reflété par sa part dans les dépenses. Physique, vous avez dit physique ? De fait, avant d’être un montant sur une facture, l’énergie a une définition scientifique : il s’agit de la grandeur qui caractérise un changement d’état d’un système. Bigre ! Voici bien des mots compliqués ! En fait c’est très simple : cela ne dit rien d’autre que le fait que dès que le monde qui nous entoure (= « un système ») change, de l’énergie entre en jeu, et la mesure de cette énergie mesure le degré de transformation entre avant et après.
Si nous regardons autour de nous, nous constaterons que, en effet, dès qu’il se passe « quelque chose » quelque part de l’énergie intervient :
- un changement de température consomme ou restitue de l’énergie. C’est cette énergie-là que nous utilisons pour chauffer ou refroidir une pièce, ou un aliment, ou l’eau d’une douche (celle-là on la refroidit rarement !), etc. De même, toutes les machines industrielles qui cuisent, stérilisent, chauffent ou refroidissent utilisent donc de l’énergie,
- un changement d’état de la matière (passer de l’état gazeux à l’état liquide, ou encore de l’état liquide à l’état solide), que les physiciens appellent également changement de phase, utilise ou restitue de l’énergie, qui s’appelle de la chaleur latente. Notre corps utilise cette énergie pour se refroidir : c’est la transpiration, qui consiste à évaporer de l’eau issue de notre sérum (c’est pour cela que la transpiration est salée, et que par ailleurs elle nous déshydrate). Les machines de froid (réfrigérateurs, congélateurs, et leur « symétrique », les pompes à chaleur), utilisent la chaleur latente de condensation et d’évaporation pour transporter des calories. Et tous les processus industriels qui fondent (il y en a un paquet, surtout dans la production des matériaux de base) ou évaporent la matière consomment donc cette énergie.
- un changement de vitesse d’un corps consomme ou utilise de l’énergie. Mettre en mouvement voitures, camions, trains et avions utilise environ 20% de l’énergie que nous consommons en France,
- un changement de composition chimique, selon les cas, fournit de l’énergie ou en consomme. Une combustion, par exemple, est une transformation chimique qui fournit de l’énergie, en associant de l’oxygène aux atomes initiaux, et à l’inverse toute action de réduction (le fait d’enlever de l’oxygène d’un composé qui en comporte, comme par exemple un oxyde métallique) en consomme. Modifier une composition chimique consomme de 10 à 15% de l’énergie mondiale. L’industrie chimique qui, à partir de ressources naturelles (air, eau, minerais, sous-produits pétroliers, etc), fabrique d’autres molécules (des centaines de milliers !), consomme 7% à 8% de l’énergie mondiale pour « forcer » des réactions chimiques qui n’ont pas envie de se produire toutes seules. La métallurgie de base (aciérie et production de métaux non ferreux) consomme quant à elle environ 5% de l’énergie mondiale, essentiellement pour réduire les oxydes qui composent les minerais.
- faire apparaître ou disparaître du rayonnement fait aussi intervenir de l’énergie. Par exemple, une partie de l’énergie libérée par la fusion des noyaux dans le soleil est transformée en rayonnement, qui transporte l’énergie jusqu’à la Terre, où il est pour une large partie absorbé et chauffe notre planète. 100% de l’énergie renouvelable (hors géothermie et énergie marémotrice, cette dernière étant dérivée de l’attraction universelle) nous parvient donc sous forme de rayonnement (et même pétrole, gaz et charbon sont des stocks de « rayonnement fossile » !). C’est l’énergie du rayonnement qui transporte l’information permettant à la radio, la télévision, le téléphone portable ou le wifi de fonctionner, même si les quantités d’énergie associées ne sont pas considérables. Le micro-onde qui réchauffe nos aliments ou le laser qui découpe les tissus utilisent aussi cette énergie !
- changer une forme fait intervenir de l’énergie. La presse à emboutir et l’éplucheur à légumes ont tous deux vocation à changer une forme (déformer une tôle dans le premier cas, séparer un objet en deux morceaux dans le second), et de l’énergie est nécessaire pour les mettre en mouvement (notre bras suffit pour le second !). Toutes les machines industrielles (ou plus rarement domestiques) qui tordent, vissent, emboutissent, alèsent, écrasent, étirent, filent, rapent, découpent, et j’en passe, ont donc besoin d’énergie.
- déplacer une masse dans un champ gravitationnel fait intervenir de l’énergie ; c’est « la pesanteur ». C’est contre cette énergie que nous luttons lors d’une ascension en montagne, et c’est cette énergie qui nous entraîne vers le bas de la pente à vélo. A chaque fois que nous utilisons le « poids » d’un objet, en fait c’est l’énergie gravitationnelle que nous exploitons. Or on ne compte plus les dispositifs qui utilisent des poids ou contrepoids, à commencer par la balance du marché !
- faire interagir du courant et un champ magnétique consomme ou libère de l’énergie, selon le cas. Quand on amène le courant au sein du champ magnétique et que l’on récupère du mouvement, c’est un moteur électrique, et il y en a désormais partout dans notre univers. Il y en a dans la distribution d’eau, les égouts, le fonctionnement des ordinateurs, les appareils de froid, les ascenseurs et monte-charge, les trains, les auxiliaires domestiques (l’électro-ménager), les pompes à essence, les démarreurs de voiture, les lignes d’assemblage industrielles, les compresseurs, les grues… Quand on amène le mouvement pour récupérer le courant, c’est un alternateur, que l’on trouve dans toute centrale électrique… et dans toute voiture.
- toucher à la composition du noyau des atomes fait intervenir de l’énergie : c’est l’énergie nucléaire. Cette énergie intervient dans la radioactivité, la fusion, et la fission. Toutes les formes d’énergie disponibles sur terre sont des dérivés directs ou indirects de l’énergie nucléaire : l’énergie solaire a une origine nucléaire (la fusion dans le soleil), et avec elle tout ce qui en découle : hydroélectricité (cycle de l’eau), vent, solaire direct, biomasse, énergie des océans, etc ; les combustibles fossiles sont de l’énergie solaire ancienne, donc du « vieux nucléaire », la géothermie provient de la chaleur libérée par 4 milliards d’années de radioactivité naturelle des matériaux composant le cœur de la planète, etc. L’énergie nucléaire étant extrêmement intense (fissionner un gramme d’uranium libère autant d’énergie que de brûler une tonne de pétrole) les hommes ne l’ont mise en oeuvre que dans des applications en nombre limité : production électrique, bombes (hélas), et radiothérapie (la radioactivité du cobalt 60 est utilisée pour bombarder les cellules cancéreuses), pour l’essentiel.
Au risque de se répéter, la conclusion de tout ce qui précède est qu’il ne peut rien « se passer » dans notre univers sans que de l’énergie entre en jeu. Plus la modification est ample, et plus, par définition, il y a de l’énergie qui intervient.
Cette énergie, nous ne pouvons pas toujours l’utiliser avec notre propre corps. Ce dernier sait convertir (en chaleur, ou en énergie mécanique) l’énergie de la biomasse (via notre alimentation), mais nous ne buvons pas de pétrole ni ne mangeons de charbon. Pour utiliser ces énergies « modernes » il faut recourir à une machine qui, elle, saura en tirer profit.
Et des machines, nous en utilisons de plus en plus, pour effectuer de plus en plus de transformations de toute nature dont nous cherchons à tirer profit. Plus précisément :
- l’humanité a utilisé de plus en plus d’énergie alimentant des machines pour extraire (énergie mécanique), transformer (énergie chimique), travailler (énergie mécanique), et déplacer (énergie du mouvement) les ressources minérales ou biologiques qui composent les objets de toute nature que nous avons à notre disposition, y compris les « gros » objets comme les immeubles, voitures, usines, infrastructures, etc
- nous avons utilisé de plus en plus d’énergie pour mettre en mouvement les machines à transporter (automobiles, camions, trains, avions, bateaux) une fois construites,
- nous avons utilisé de plus en plus d’énergie pour chauffer ou refroidir les espaces « coupés de l’environnement extérieur » que nous avons construit (les bâtiments de toute nature)
C’est cette augmentation des machines au service de chacun que nous allons en fait retrouver dans l’augmentation de la « consommation d’énergie par personne ».
Evolution de la consommation d’énergie par personne, en moyenne mondiale, depuis 1860, bois inclus (mais ce dernier n’alimente quasiment jamais une machine industrielle ou un véhicule).
L’axe vertical est gradué en kWh ; un terrien dispose donc, en moyenne, d’un peu plus de 20.000 kWh par an (en comparaison l’énergie mécanique fournie par son propre corps est de l’ordre de 100 kWh par an).
On note trois temps dans l’évolution ci-dessus :
- jusqu’en 1979 (2è choc pétrolier), la quantité d’énergie par personne est fortement croissante,
- après elle est quasi-constante jusqu’au début des années 2000,
- Et enfin elle « remonte » au courant des années 2000, pendant la période de très forte croissance… qui a surtout concerné les pays émergents, et s’est faite « au charbon », énergie qui dans ces pays se place globalement devant le pétrole, mais cette hausse s’arrête à nouveau au milieu des années 2000, juste avant la « crise financière »
Compilation de l’auteur sur sources primaires Shilling et al. 1977, BP Statistical Review 2019, Smil 2019.
A cause de ce qui est exposé ci-dessus, il est facile de comprendre que le système productif – et donc l’économie – dépend fortement de l’énergie : l’économie, ce n’est qu’un gros système à transformer des ressources, prenant dans la nature minéraux, végétaux, gaz, liquides, etc, et les transformant en « autre chose ». Or puisque toute transformation s’accompagne de l’utilisation d’énergie, il paraît logique que la production en sortie soit largement dépendante de l’énergie que l’on met dans le système en entrée. Cette énergie peut soit venir des hommes (nos muscles), soit des machines.
Or un rapide calcul montre qu’un homme ne peut fournir, au maximum, que 100 kWh de travail mécanique dans une année en utilisant ses bras et ses jambes. Ce que dit le graphique ci-dessus est donc que pétrole, gaz et charbon ont permis aux hommes de multiplier par plusieurs centaines leur action sur l’environnement, en ordre de grandeur et en moyenne. En France, où la consommation d’énergie est plutôt de 60.000 kWh par an (en tenant compte de l’énergie de fabrication des biens importés), le multiple serait plutôt de l’ordre de 500.
Représentation schématique des flux qui pilotent notre système productif.
Le système productif n’est qu’une énorme machine à transformer des ressources naturelles (gratuites dans notre représentation économique conventionnelle, et donc qui ne peuvent manquer par définition), avec du travail (donc de l’énergie) qui est fourni pour une petite partie par nos muscles (qui utilisent des aliments), et pour l’essentiel (en fait pour 200 fois plus en moyenne mondiale, en 500 fois plus pour les français) par des machines, qui utilisent de l’énergie.
La « productivité du travail », c’est essentiellement combien d’énergie pour machines nous avons par bonhomme….
La création de capital n’est qu’une boucle de rétroaction interne au système, constituée de ressources et de travail passés (je n’ai rien inventé, c’est exactement comme cela que le capital était traité « physiquement » dans le « rapport du Club de Rome« ).
On comprend bien, avec ce schéma, que si nous avons plein de capital et plein de travail, mais pas d’énergie, nous n’aurons pas de production significative !
Dit autrement, ce qui fait fonctionner la machine industrielle mondiale, c’est avant tout l’énergie, et non avant tout le travail des hommes. Comme le tertiaire est « assis » sur l’industrie, et ne fonctionne pas « à côté » sans en dépendre, du coup cela signifie que l’énergie est le véritable moteur de la civilisation industrielle, bien avant nos bras et nos jambes, qui ne sont là que pour actionner des manettes et des interrupteurs, bref ce qui libère la force brute de l’énergie !
Il est donc logique que la contrepartie économique de notre production, traditionnellement mesurée par le PIB, varie comme la consommation d’énergie – c’est à dire la quantité de machines au travail – bien avant de varier comme la population – c’est à dire la quantité d’hommes au travail.
Evolution comparée, depuis 1960, du PIB mondial (courbe bleue, en anglais PIB se dit GDP), et de la consommation mondiale d’énergie, hors bois (courbe verte, attention il s’agit de kWh, pas de prix !).
Ce qui est représenté pour chaque année est le pourcentage de variation par rapport à l’année précédente.
Il est facile de constater que les deux évoluent quasiment de concert. Il est aussi intéressant de noter qu’en 1980, 1989, 1997, et 2005 la variation à la baisse sur l’énergie a précédé – de peu, certes – celle sur le PIB.
Compilation de l’auteur sur sources primaires BP statistical review, 2019, et Banque Mondiale (PIB), 2019
PIB mondial en milliards de dollars constants de 2018 (axe vertical) en fonction de la consommation d’énergie mondiale en millions de tonnes équivalent pétrole (axe horizontal), pour les années 1965 à 2018.
La corrélation entre les deux grandeurs apparaît clairement, avec une (petite) rupture de pente après 1979.
Compilation de l’auteur sur sources primaires BP statistical review, 2019, et Banque Mondiale (PIB), 2019.
Il est intéressant de constater que si on essaie de corréler le PIB mondial non point au volume d’énergie disponible, mais à son prix, alors il n’y a aucun lien !
PIB mondial en milliards de dollars constants de 2018 (axe vertical) en fonction du prix du baril en dollars constants de 2018 (axe horizontal), pour les années 1960 à 2018.
Il n’y a pas de corrélation : le PIB peut monter avec un prix qui baisse, mais aussi avec un prix qui monte, et de 2008 à 2009 il est descendu avec un prix du pétrole… qui est descendu aussi.
Rappelons que le commerce international en général, et celui du pétrole en particulier, est un jeu à somme nulle : si le pétrole vaut plus cher l’importateur paye plus, mais l’exportateur encaisse plus.
Compilation de l’auteur sur sources primaires BP statistical review, 2019 (prix du pétrole), et Banque Mondiale (PIB), 2019
Comme, pour le moment, le pétrole domine le système énergétique mondial de la tête et des épaules, fournissant plus de 40% de la consommation d’énergie finale de l’humanité, et surtout qu’il conditionne le transport mondial (qui en dépend à 98%), lequel conditionne la « taille » de l’économie », la fluctuation du PIB (par personne en l’espèce) apparait comme encore plus ajustée sur celle du pétrole disponible (en volume).
Variations respectives, depuis 1965, de la quantité de pétrole produite (donc consommée) dans le monde (pas du prix !), en violet, et du PIB par personne en moyenne mondiale, en bleu.
Dans les deux cas de figure il s’agit de moyennes glissantes sur 3 ans.
La corrélation du sens de la variation est parfaite, et celle de l’amplitude presque parfaite depuis 1986, avec un fait essentiel : c’est la variation sur le pétrole qui précède celle sur le PIB depuis 1996, et non l’inverse.
Source des données : BP Statistical Review, 2019, et World Bank, 2019, calculs de votre serviteur.
PIB mondial en dollars constants (axe vertical) en fonction de la consommation mondiale de pétrole en millions de tonnes équivalent pétrole (axe horizontal), pour les années 1965 à 2018.
Courbe verte : 1965 à 1982
Courbe rouge : 1983 à 2018.
On voit que la corrélation est aussi forte pour la période post-1982 que pour la période pré-1974 : cela confirme que l’économie mondiale n’est pas moins dépendante du pétrole, elle l’est au moins autant !
Compilation de l’auteur sur sources primaires BP statistical review, 2019 (pétrole), et Banque Mondiale (PIB), 2019
Cela amène évidemment une question idiote : que devient l’économie avec moins de pétrole ?
Puis-je consommer de plus en plus d’énergie ?
Tout ce qui vient d’être exposé ci-dessus est certes absolument passionnant, captivant, et pour tout dire haletant, mais si l’énergie est disponible sans limites, cela sera essentiellement utile pour les conversations de salon. L’économie dépend de l’énergie, fort bien, il n’y a qu’à avoir de plus en plus d’énergie pour avoir de plus en plus d’économie, et puis les retraites seront sauvées, et la cote politique des premiers ministres avec.
Sauf que… l’énergie a une caractéristique majeure, bien connue des physiciens : elle ne peut ni se créer, ni se détruire, mais juste se transformer. Pour augmenter l’énergie utilisée par un système, il faut donc que cette énergie vienne de l’extérieur du système, car il est interdit que « plus d’énergie » apparaisse dans ce système de manière spontanée. Un moteur ne « crée » pas d’énergie mécanique, il transforme en énergie mécanique (et en chaleur) une énergie chimique préexistante (celle du carburant) qui lui est apportée de l’extérieur. Dans le même esprit, le carburant n’est pas apparu spontanément dans le sol, mais il vient lui-même de la transformation d’énergie solaire ancienne.
Incidemment, quand on utilise le terme « producteur d’énergie » pour parler d’un producteur d’électricité, ou éventuellement un producteur de pétrole, c’est un demi-mensonge. On devrait dire « transformateur d’énergie » pour un électricien, et « extracteur d’énergie » pour une compagnie pétrolière, car aucune activité humaine ne peut « produire » une énergie qui n’existait pas auparavant !
Ce qui change, à chaque transformation de l’énergie, est la « qualité » de cette dernière, caractérisée par une notion que l’on appelle l’entropie, qui mesure le « degré de désordre » de l’énergie. Plus l’entropie augmente, et plus l’énergie est « en désordre », donc bas de gamme. Or chaque transformation augmente inexorablement l’entropie, en transformant une énergie « haut de gamme » en énergie « bas de gamme ». Le haut de l’échelle est occupé par l’énergie mécanique, et le bas de l’échelle est occupé par la chaleur basse température, et c’est pour cela que tout usage de l’énergie se termine toujours en chaleur, et qu’il est impossible de recréer du mouvement (faible entropie) à partir de chaleur (haute entropie) pour la totalité de la chaleur entrant dans une machine thermique.
Comme la physique nous interdit de créer de l’énergie, les hommes ne pourront donc jamais faire autre chose que de profiter d’une transformation d’une énergie qui se trouve déjà dans la nature : matières qui brûlent (bois, pétrole, charbon, gaz), noyaux fissiles (uranium), rayonnement déjà présent (soleil), mouvement déjà présent (vent, marées, chutes d’eau), etc. Du coup, nous ne pouvons pas « consommer » plus d’énergie que ce qui se trouve dans la nature. Et si une énergie n’existe que suite à une transformation par les hommes (électricité, hydrogène…) elle n’est pas une « source » d’énergie : c’est juste une manière d’utiliser une autre énergie déjà présente dans la nature.
Un deuxième élément discrimine fortement les énergies à notre disposition : la puissance. Car nos usages industriels réclament non seulement beaucoup d’énergie disponible, mais plus encore beaucoup de puissance, c’est-à-dire que cette énergie soit disponible sur de très courts laps de temps.
Une voiture d’une tonne qui roule à 100 km/h, cela représente environ 0,1 kWh d’énergie mécanique. Ce n’est pas énorme : un homme ordinaire qui pédale comme un forcené est capable de fournir cette énergie en quelques heures (un cycliste du tour de France en 10 fois moins de temps, mais nous n’avons pas tous ce genre de condition physique…). Mais ce qui nous intéresse, c’est que notre voiture parvienne à cette vitesse en quelques secondes, pas en quelques heures ! C’est une autre manière de dire que les seules sources qui nous intéressent, pour nos usages « modernes », sont des sources concentrées, capable de fournir beaucoup de puissance.
Et c’est là tout le débat sur les énergies renouvelables, car le Soleil a beau nous envoyer chaque heure ce que nous consommons en une année, cette énergie tombe sur toute la surface de la terre, avec peu de puissance par unité de surface. « Concentrer » l’énergie renouvelable pour l’amener au niveau de puissance des énergies fossiles, c’est souvent là que se trouvera la difficulté.
Et après ?
Maintenant que les flux physiques qui créent l’économie sont mis en mouvement par une énergie plusieurs centaines de fois supérieure à celle de nos muscles, une hypothèse raisonnable est de considérer que notre économie ne pourra pas croître plus vite que l’approvisionnement énergétique, aux gains d’efficacité près, mais ces derniers sont loin d’être massifs à l’échelle de quelques décennies. Cela est assez cohérent avec le fait que le pétrole, qui domine le système énergétique de la tête et des épaules (le pétrole représente 42% de l’énergie finale consommée dans le monde), est le meilleur indicateur avancé de la conjoncture, loin devant les spéculations des économistes !
Si nous reprenons le graphique donnant la consommation d’énergie moyenne d’un individu depuis 1880, qui figure plus haut sur cette page, nous voyons qu’il y a eu deux temps bien distincts depuis le début de la révolution industrielle :
- jusqu’aux chocs pétroliers, l’approvisionnement par personne augmente fortement, de 2,5% par an en moyenne,
- depuis 1980, et même en incluant la forte croissance des 10 dernières années, la moyenne sur la période n’est que de 0,3% par an
Pourcentage d’augmentation de la consommation d’énergie commerciale par personne (donc hors bois), depuis 1870 (moyenne glissante sur 10 ans).
En bleu : valeur annuelle ;
En rouge : moyenne pour la période 1860 – 1980 à gauche, moyenne pour la période 1981 – 2018 à droite.
Il est facile de voir que les chocs pétroliers ont marqué une forte rupture sur la hausse moyenne, sur une période longue, de la consommation d’énergie par personne.
Compilation de l’auteur sur sources primaires Shilling et al., BP statistical review, Nations Unies (Population).
Or l’analyse économique du 20è siècle et du début du 21è montre aussi qu’il y a eu deux époques :
- de 1880 à 1975, alors que l’énergie par personne croît, la planète ne connaît que 1 crise économique majeure, en 1929.
- depuis 1975, après le changement de rythme de croissance, il y a une crise tous les 5 à 10 ans : 1975, 1980, 1991, 2000, 2008, et 2012/2013 est aussi une période un peu chahutée dans l’OCDE.
Cela semble en fait assez logique avec ce qui figure ci-dessus : moins d’énergie = moins de capacité de transformation = moins de PIB qui ne fait que mesurer cette transformation quand elle s’opère dans le cadre de l’économie marchande. Pour renforcer cette conclusion, nous pouvons appeler à notre rescousse la règle de trois, qui, ici comme ailleurs, est toujours d’une étonnante actualité ! Pour cela, nous allons commencer par écrire que le PIB mondial, que nous appellerons GDP, est égal à lui-même.
GDP= GDP
Jusque là, nous devrions tous être d’accord ! Puis nous allons multiplier et diviser, à droite, par la consommation mondiale d’énergie, appelée NRJ.
GDP= \frac{GDP} {NRJ}\times{NRJ}
Soit :
\text{\scriptsize{PIB mondial }}=\text{ \scriptsize{PIB produit par unite d'energie} }\times \text{ \scriptsize{Quantite d'energie consommee}}
Le terme « PIB produit par unité d’énergie » n’est rien d’autre que l’efficacité énergétique de l’économie : plus l’économie est « efficace en énergie », plus on peut produire de PIB pour une même quantité d’énergie. Quand ce terme augmente, cela signifie que, pour une même consommation de kWh, on peut produire plus de meubles, de paires de lunettes, de surgelés, de logements et de cafetières.
Pour ce qui suit, nous allons ramener cette égalité au PIB par personne, ce qui signifie que nous allons diviser des deux côtés par la population mondiale, appelée POP, pour obtenir ce qui suit :
\frac{GDP} {Pop}= \frac{GDP} {NRJ}\times \frac{NRJ} {Pop}
Soit :
\text{\scriptsize{PIB par personne }}=\text{ \scriptsize{PIB produit par unite d'energie} }\times \text{ \scriptsize{Quantite d'energie consommee par personne}}
Nous allons maintenant « dériver cette égalité », ce qui signifie passer de l’égalité des termes à l’égalité de la variation des termes dans le temps. En effet, quand deux termes sont égaux, alors par définition leur variation dans le temps est égale ! Mais la petite subtilité dont nous allons profiter est que, quand chacun des termes ne change pas trop vite, la variation dans le temps d’un produit est égale, en première approximation, à la somme des variations.
Dit autrement, si nous avons A = B*C, alors la variation de A dans le temps, notée %A, est en première approximation égale à %B+%C, pour %B et %C qui restent « petits » (quelques % par an satisfait à cette condition). Si ma population augmente de 2% par an et la consommation d’énergie par personne augmente de 4% par an, la consommation d’énergie globale (qui est le produit des deux termes précédents) augmente en première approximation de 6% par an (4%+2%) et non pas de 4%*2% !
De ce fait, si nous notons %A l’augmentation annuelle de A, nous pouvons écrire :
\% \frac{GDP} {Pop}= \% \frac{GDP} {NRJ} + \% \frac{NRJ} {Pop}
Le terme de gauche n’est rien d’autre que… la croissance du PIB par personne.
Cette équation signifie donc que :
\text{\scriptsize{Croissance du PIB par personne }}=\text{ \scriptsize{Augmentation annuelle de l'efficacite energetique du PIB} }+ \text{ \scriptsize{Augmentation annuelle de la consommation d'energie par personne}}
Or nous venons de voir que la croissance du terme NRJ/POP est brusquement passée, en 1980, de 2% par an – pendant plus d’un siècle – à… quasiment zéro. Le terme GDP/NRJ, lui, croît d’un peu moins de 1% par an depuis 1970, et ce rythme n’a pas été significativement modifié (sur le long terme) par les chocs pétroliers.
Dollars (constants) de PIB par kWh d’énergie primaire, moyenne mondiale.
Ce que dit cette courbe est que pour produire un dollar de PIB en 2018 dans le monde il faut utiliser environ 30% d’énergie en moins qu’en 1965.
Le terme GDP/NRJ, a donc progressé d’un peu moins de 1% par an pendant cette période (0,8% par an pour être précis !), mais on constate que sur les 15 dernières années la progression est très faible. Autant pour ceux qui disent que l’apparition d’Internet a permis de rendre l’économie plus « douce » pour l’environnement : pour le climat ce n’est pas vraiment le cas !
Source : BP Statistical Review 2019 pour l’énergie, World Bank 2019 pour le PIB, division par votre serviteur.
Dans le passé, cette petite égalité explique donc pourquoi le PIB par personne, en moyenne mondiale, est brusquement passé de ≈3% de croissance par an avant 1980 (≈1% par an pour GDP/NRJ + ≈2% par an pour NRJ/POP) à ≈1% après (toujours 1% par an pour GDP/NRJ mais 0% par an pour NRJ/POP). Tout le reste (dette croissante, chômage irréductible, bulles spéculatives à répétition) peut se relier assez logiquement à cette baisse rapide de la croissance du PIB par personne.
Evolution du PIB par personne depuis 1960 (courbe bleue), et moyenne sur trois périodes (courbe orange).
La tendance de ce taux de croissance sur la période est aussi indiquée (courbe verte pointillée).
A la fin des Trente Glorieuses, la croissance du PIB est bien d’un peu plus de 3% par an en moyenne. Elle descend à un peu plus de 1% par an jusqu’au nouveau choc de 2005, qui marque une nouvelle stabilisation de la quantité d’énergie par personne. Depuis, c’est 1% par an.
Source: World Bank 2019 ; moyenne calculée par l’auteur.
Et pour plus tard ? Si l’avenir européen doit être fortement contraint question énergie, et il le sera, en particulier sur le pétrole et le gaz, alors le terme NRJ/POP va devenir négatif, et la récession deviendra probablement un épisode récurrent normal du parcours économique.
Il n’est pas complètement sûr que le système fonctionne de manière aussi simple. Mais il n’est pas complètement sûr non plus que cet enchaînement de cause à effet ne soit pas le premier déterminant de l’économie future. Les corrélations observées sont suffisamment troublantes, et la « théorie » comporte suffisamment d’éléments solides pour que l’on se préoccupe un peu plus d’énergie future quand on parle d’économie future.
Accessoirement, si cette relation est solide, construire une économie décarbonée devient un vrai programme de société, puisque l’énergie a tout fait !
Enfin, si les médias faisaient correctement leur travail, il serait impossible de faire prospérer auprès du public des plans pour l’avenir qui supposent de violer délibérément la loi de conservation de l’énergie (ou qui supposent de violer délibérément les faits scientifiques considérés comme acquis d’une manière générale).
Entre autres exemples, promettre aujourd’hui plus de pouvoir d’achat ou des retraites préservées, ce qui suppose plus de PIB, sans expliquer comment on rend cela compatible avec de moins en moins d’énergie, soit pour des problèmes d’approvisionnement, soit pour la sauvegarde d’un climat stable sans lequel il n’y a plus de retraités (ce qui règle le problème !), devrait se heurter immédiatement à un tir nourri de questions incisives et factuelles. Je ne suis hélas pas sûr que la presse s’y emploie !