Il existe déjà une large part de la planète qui mange bio : tous les pays « sous-développés » qui n’ont pas les moyens de se payer engrais et pesticides ! Et chez nous, l’agriculture non bio n’est pas si vieille : elle ne date que de quelques décennies seulement, car avant la seconde guerre mondiale nous n’avions ni engrais ni pesticides de synthèse.
Avant d’aller de l’avant, je vais préciser que j’entends par bio non point une norme, mais une agriculture qui n’utilise pas les produits suivants (que l’on appelle aussi des « intrants ») :
- les engrais de synthèse,
- les pesticides de synthèse, mais il faut se souvenir que des substances non synthétiques peuvent être compatibles avec la norme bio et pourtant être toxiques pour l’environnement (typiquement le sulfate de cuivre).
Pour les pays occidentaux, la question en titre se résume finalement à la suivante : compte tenu de ce que les rendements de la culture bio sont moins bons que ceux de la culture « normale », dispose-t-on de suffisamment de surface pour tout cultiver en bio tout en conservant la même alimentation qu’aujourd’hui ?
La question du prix est volontairement laissée de côté pour le moment. Une petite dissertation sur le sujet est livrée en guise de conclusion.
Dès que l’on regarde un peu comment se répartissent les surfaces agricoles, on constate rapidement qu’en fait cette question est étroitement imbriquée dans la suivante : quelle quantité de viande voulons nous manger, indépendamment de la qualité de cette dernière ?
Observons par exemple la répartition des cultures en France (année de référence : 1995)
Répartition des surfaces agricoles en France métropolitaine en 1995.
Total des surfaces : 300.000 km² (sur un total de 550.000 pour le territoire métropolitain).
Sources diverses.
Dans cet ensemble, plus de la moitié sert à l’alimentation des animaux (80% aux USA), et en particulier des bovins (à peu près les 3/4 du total) :
- une bonne moitié des céréales, soit environ 15% des surfaces,
- une bonne fraction des oléagineux, protéagineux, betteraves et pommes de terre (la surface totale de ces cultures représente 11% de la SAU)
- toutes les plantes fourragères, bien sûr, soit 6% des surfaces,
- toutes les prairies permanentes (généralement fertilisées, ce que peu de gens savent !), temporaires, les alpages et les surfaces en herbe peu productives (ce poste représente 44% des surfaces),
Entre 65 et 70% de la surface agricole française est donc consacrée à l’alimentation des animaux. On constate également que les cultures légumières et fruitières (c’est à dire tous nos fruits et légumes, vigne et pommes de terre exceptées) représentent seulement 2% des surfaces agricoles.
Une bonne partie de la nécessité d’une agriculture intensive tient donc à notre souhait de manger beaucoup de viande à bas prix. L’abondance de laitages (et donc de glaces, pâtisseries, gâteaux…) est partiellement liée à un système produisant de la viande en abondance, bien sûr.
Pour fixer les idées, la quantité de viande consommée par habitant et par an a pratiquement triplé en un siècle en France (en gros de 30 à 100 kg par habitant et par an).
Estimation de la consommation de viande par habitant en France depuis 1800.
L’explosion de la consommation de viande date de l’après-guerre, au moment de la diffusion des engrais et pesticides de synthèse, montrant d’une autre manière que consommation importante de viande et agriculture intensive sont couplées.
Source : Bernard Sauvant, INRA.
Cette évolution est du reste la même à la surface de la terre, où la consommation de viande par personne et par an a crû de 60% durant les 40 dernières années (pendant que la population mondiale était multipliée par deux, ce qui signifie logiquement une production carnée qui a été multipliée par 3,2).
Consommation de viande par habitant de la planète Terre de 1961 à 1998.
Source : FAO, citée par le World Resource Institute
Dès lors que nous accepterions de manger moins de viande, il deviendrait envisageable de tout manger bio, une perte de rendement de 50% de l’agriculture dans son ensemble étant alors parfaitement acceptable (dans la Beauce, par exemple, le rendement du blé en bio est un peu supérieur à 40 quintaux/hectare quand le rendement en agriculture « normale » est de l’ordre de 80 quintaux/hectare).
Nous n’aurions pas non plus besoin d’OGM de première génération pour l’agriculture : la justification majeure de ces OGM est de pouvoir maintenir une agriculture intensive en tentant de minimiser les inconvénients de cette forme de culture (l’utilisation systématique de pesticides). Dès lors que, mangeant moins de viande, nous n’avons plus besoin d’une agriculture aussi intensive, nous n’avons plus non plus besoin de tout ce qui est nécessaire pour la maintenir.
Cela ne signifie pas que les OGM soient inutiles, partout et tout le temps, mais du moins de ne pas en avoir besoin de toute façon à brève échéance nous donne le temps de « voir venir » et de choisir avec soin ceux que nous souhaitons garder et ceux dont nous ne voulons pas. Cela permet aussi de conserver notre marge de manœuvre et donc de refuser ceux des organismes pour lesquels les inconvénients semblent supérieurs aux avantages.
Nous nourrir ne coûterait pas nécessairement plus cher, mais pour le même prix – et surtout pour la même surface cultivable – nous aurions une alimentation moins riche en viande, notamment en bœuf, d’environ un tiers (graphique ci-dessous pour l’Allemagne donné à titre d’exemple).
Surface nécessaire pour nourrir la population allemande, en millions d’hectares, selon la part de produits animaux dans la ration alimentaire.
La courbe verte correspond à une agriculture biologique, la courbe noire à l’agriculture « normale ».
Ainsi, il « suffit » de 18 millions d’hectares pour fournir 39% de produits animaux dans la ration alimentaire en système « conventionnel », mais il faut 24 millions d’hectares en bio.
Inversement, si la surface est limitées à 18 millions d’hectares, passer en bio fait baisser la fraction de produits animaux dans la ration alimentaire de 39% à 23%, soit une baisse d’un tiers environ.
Source : Seemueller, 2000, cité par Lotter, 2003 – Journal of Sustainable Agriculture
En résumé, tous manger bio serait possible et signifierait :
- manger moins de viande, notamment moins de viande rouge,
- manger – en proportion – plus de céréales, légumes et laitages, et de volailles,
- une moindre pression sur l’environnement : arrêt des pesticides et des engrais chimiques,
- probablement un budget équivalent dédié à l’alimentation, mais pour une proportion moindre en viande.
Qu’en serait-il du bilan économique de l’affaire ? Est-ce qu’une pareille reconversion serait une source de coûts pour la collectivité dans son ensemble ?
De fait, cultiver bio coûte plus cher en coûts directs, mais évite par ailleurs des nuisances dont la réparation coûte cher :
- les activités agricoles sont une source majeure de pollution de l’eau, en évitant cette pollution on éviterait aussi les coûts de dépollution afférents (ce qui ne ferait pas l’affaire de Vivendi, ni des vendeurs d’eau minérale, mais bien celle des consommateurs, notamment en Bretagne !),
- l’utilisation intensive de pesticides et engrais engendre d’autres effets dommageables sur les écosystèmes (changement climatique, appauvrissement de la biodiversité, disparition d’espèces vivant dans les rivières ou le littoral, eutrophisation des eaux, etc), dont la restauration coûtera peut-être un jour très cher, pour un bénéfice marginal (manger plus de viande) qui ne le compense peut-être pas.
Enfin il semblerait que l’agriculture bio soit plus intensive en emploi que l’agriculture traditionnelle à CA équivalent. En payant plus cher ses produits, on peut aussi envisager de payer moins cher l’assurance chômage !
Il n’est donc pas du tout certain que le bilan strictement économique de l’affaire soit mauvais pour la collectivité si l’on intègre toutes les composantes, présentes et futures (je ne sais pas si quelqu’un a regardé cette affaire de près). Enfin il importe de noter que pour l’agriculture, comme pour beaucoup d’autres choses, passé le seuil où l’on mange à sa faim, ce qui est le cas partout dans les pays riches (et même à peu près partout dans le monde, les dernières famines étant plus le résultats de contextes politiques défavorables – guerre ou oppression – que le résultat de productions insuffisantes) le choix de la qualité et celui de la « durabilité » se défendent plutôt mieux que le choix de la croissance quantitative.
Pour s’en persuader, imaginons un ami martien – il s’en cache peut-être un quelque part où les sondes ne sont pas encore allées – que nous essayerions de convaincre de la nécessité de maintenir la production alimentaire actuelle – au moins dans le monde occidental – alors que l’alimentation est à l’origine de près d’un tiers du problème climatique, et que ladite production alimentaire est en passe de devenir la première cause de mortalité évitable des pays riches.
Causes évitables de décès aux USA pour l’année 2000.
« Surpoids » correspond à une alimentation excessive ou très déséquilibrée compte tenu du niveau d’activité physique.
Une autre option pour que l’alimentation cesse d’être excessive est bien sûr de mettre à la poubelle voitures et tracteurs, et de passer la journée à bêcher et marcher, et pour le problème du changement climatique cela fonctionne tout aussi bien !
Pour persuader notre ami martien, quels arguments « logiques vus de Mars » pourrions-nous donc inventer ?