Notre vision de l’avenir se résume souvent à un souhait de prolongation de tendances, notamment en matière économique. L’objectif n’est alors pas défini de manière absolue (le but serait alors d’arriver à un certain niveau de confort) mais de manière relative : il faut faire un peu plus l’année prochaine que ce que nous avons fait l’année passée.
Combien de temps pouvons nous fonctionner de la sorte ? Est-ce durable ? D’aucuns définissent le « développement durable » comme un « développement » (disons une évolution) qui « permet aux générations actuelles de subvenir à leurs besoins sans empêcher les générations futures de subvenir aux leurs ».
Même s’il est impossible d’associer un monde particulier à une telle définition, on peut dire que ce qui est durable doit a minima pouvoir être prolongé tendanciellement sur une période longue sans conduire à une impasse vraisemblablement ingérable par nos descendants, ou sans les amener à un monde nettement moins confortable que celui que nous connaissons. Il est clair que le terme même de « développement durable », mauvaise traduction de « sustainable development« , est intrinsèquement antinomique : aucun développement n’est durable : seul l’équilibre a une chance de l’être ! Il vaudrait mieux employer des expressions comme « évolution soutenable », ou éventuellement « épanouissement durable » si nous voulons faire dans le mystique. La croissance durable et le développement durable sont des non-sens syntaxiques.
Si nous voulons « durer », il n’est pas nécessairement facile de savoir comment s’y prendre. Par contre il est relativement plus aisé de définir ce qui n’est pas « durable » : il suffit de caractériser l’impasse. J’ai essayé de mettre en lumière quelques tendances « non durables » ci-dessous.
Il faut par ailleurs noter que le « besoin » n’est pas une notion objective, sauf pour ce qui concerne les besoins vitaux (respirer, dormir, se nourrir, et dans une certaine mesure se reproduire) : ce que nous définissions maintenant comme un « besoin » dont la non satisfaction serait moralement inacceptable (par exemple la mobilité individuelle à 100 km/h) n’aurait pas été qualifié comme tel il y a deux siècles ! Et les « besoins » d’un paysan français du 15è siècle étaient sûrement inférieurs à ceux d’un paysan d’un pays « sous-développé » de l’an 2000.
Il n’existe donc pas de « besoin » dans l’absolu hormis les besoins vitaux, seulement des souhaits ou des désirs, qui ne sont peut-être pas toujours compatibles entre eux sur la durée.
Le « développement » économique basé sur la croissance quantitative indéfinie de la production matérielle (ce qui est le cas actuellement) n’est pas durable
Nous ne pourrons pas éternellement vivre dans une économie en croissance, du moins avec l’économie ressemblant peu ou prou à ce qu’elle est actuellement.
Rappelons que la « croissance » désigne la croissance de la production en valeur d’une année sur l’autre. Lorsqu’il y a de la « croissance », cela signifie donc que nous produisons plus de richesses une année donnée que l’année précédente.
On a tendance à l’oublier : malgré la dématérialisation de l’économie, ce qui a donc pour conséquence qu’une part croissante des richesses produites est immatérielle, lorsqu’il y a « croissance » de l’économie non seulement la production totale de l’économie en valeur croît, mais la production industrielle en volume croît aussi, et avec elle la consommation de matières premières (minerais divers, hydrocarbures, etc).
Les gains de productivité, toutes choses égales par ailleurs, conduisent souvent à une augmentation des consommations globales : comme on a besoin de moins de ressources (donc de matières premières) pour faire un objet, le prix production de celui-ci baisse, donc son marché solvable s’accroît, et cela entraîne une hausse des achats qui conduit à une hausse des consommations globales de matières (en d’autres termes les économies unitaires sur la production d’un bien sont plus que compensées par l’accroissement des ventes).
Pouvons nous indéfiniment augmenter nos consommations, et donc nos prélèvements de matières premières ? A l’évidence non : je ne me suis pas amusé à faire les calculs, mais les minerais de cuivre, nickel, aluminium, fer, etc ne sont pas présents sur la Terre en quantité illimitée. Hormis pour les hydrocarbures, pour lesquels de gros problèmes se poseront probablement d’ici quelques dizaines d’années, et qui sont en outre responsables de l’effet de serre, il serait intéressant de savoir à quelles échéances se situent les premières impasses majeures.
D’une certaine manière, sans modifier nos styles de vie, c’est à dire en ayant une économie qui ne tourne qu’en prélevant des ressources non renouvelables, plus la croissance est forte, et plus nous allons vite vers « la fin ». Si l’on adhère à cette thèse (qui a de bons arguments), alors plus la croissance est forte et plus c’est une mauvaise nouvelle pour nos descendants. Il paraît que Keynes n’était pas très loin de cette conclusion…
La croissance des consommations d’énergie fossile
La consommation d’énergie fossile n’est pas durable : en prolongation tendancielle le monde aura consommé toutes les réserves connues de pétrole, gaz et charbon en 50 ans. Et plus nous avançons, plus nous augmentons la dépendance de notre économie à cette forme d’énergie. Outre les problèmes d’effet de serre, la fin de cette histoire, sauf à être « sauvés » par la mise en oeuvre rapide – les cycles sont longs dans ce domaine – d’une autre forme de production d’énergie, est évidente : c’est la guerre.
Imaginez un instant un monde d’ou le pétrole, le gaz et le charbon – et, partant, l’électricité dans l’essentiel des pays du monde, 20% seulement de cette dernière étant produite avec du nucléaire ou des renouvelables en chiffres ronds – auraient brusquement disparu : tout ce qui fait notre confort moderne – voire notre survie : sans tracteurs, il faut remettre aux champs 50% de la population ! – disparait avec.
Or plus nous augmentons notre dépendance aux ressources fossiles (c’est le cas actuellement) et plus nous serons vulnérables quand cette énergie se raréfiera (parce que le fait qu’elle se raréfiera est inéluctable). Et il n’est point besoin d’être un grand historien pour savoir que l’une des réponses classiques des peuples à la pénurie d’une ressource indispensable à court terme, c’est l’appropriation par les plus puissants des ressources ultimes au détriment des moins puissants, c’est à dire soit la guerre si les moins puissants font de la résistance (ou ses variantes : la guerre civile, les émeutes massives, les insurrections, etc), ou l’esclavage plus ou moins explicite.
Les transports sont directement concernés par un corollaire de cette considération : leur augmentation – qui va de pair avec une augmentation des consommations de ressources fossiles – n’est pas durable, ni même leur maintien à leur niveau actuel. Un raccourci brutal de cette réflexion serait de dire que notre tropisme actuel pour la voiture et l’avion nous amènera peut-être la guerre.
Il est intéressant de noter que personne ne remet un tant soit peu en cause l’objectif – qui parait couler de source à ses partisans – des diverses institutions financières mondiales (FMI, banque mondiale, etc) de maintenir « durablement » une croissance économique mondiale de 4 à 5% par an (taux actuel) pendant les décennies qui viennent.
Que donne la prolongation d’un tel taux de croissance sur une longue période ?
Production économique mondiale en 2050 par rapport à 2000 selon le taux de croissance annuel moyen entre 2000 et 2050.
La production de l’an 2000 vaut 1 par convention.
Par exemple, en maintenant un taux de croissance annuel de 3,3% par an la production est multipliée par 5 en 50 ans.
On voit donc que sur 50 ans (c’est moins que ce qui nous sépare de la dernière guerre mondiale) un taux de croissance annuel de 4% de l’économie mondiale donne une production multipliée par plus de 7 à l’échéance, un taux de 5% donne une multiplication par 11. En admettant 2% de gain d’efficacité énergétique par an, les consommations d’énergie croîtraient de 2% et 3% respectivement par an (c’est à peu près ce qui se constate aujourd’hui), et seraient multipliées par 2,7 et 4,4 (et sans toucher à la structure de nos consommations énergétiques les émissions de gaz à effet de serre aussi, en ordre de grandeur : nous sommes loin de Kyoto !!).
Le même raisonnement s’applique à tout prélèvement de matière première : on prend le pourcentage de croissance économique annuelle, on retranche le pourcentage de gain d’efficacité (généralement inférieur), et on regarde ce que cela donne sur une longue période. Les facteurs multiplicatifs obtenus sont de toute façon impressionnants.
Par ailleurs les transports ont tendance à croître plus vite que l’économie (ce que l’on constate ces dernières années). Si l’on admet que 4% de croissance engendrent 7% d’augmentation annuelle des trafics dans le monde (le trafic aérien n’est pas loin de 10% de croissance annuelle actuellement, et certains économistes admettent un trafic qui croît presque comme le double du taux de croissance), en 50 ans le trafic serait multiplié par… 30 !! (dernier point de la courbe).
Une telle évolution est à l’évidence non durable. La seule bonne question n’est donc pas de avoir si cela est durable, mais quand et comment tout cela prendra fin.
Les progrès de la médecine et de la pharmacie
En un siècle seulement l’espérance de vie a quasiment doublé dans les pays occidentaux : elle était d’un peu plus de 45 ans au début du 20è siècle, et est de 75 ans maintenant (Source : INED).
L’espérance de vie des hommes préhistoriques est estimée à 15 à 20 ans environ, et cette espérance de vie s’élevait à 20 ans à l’époque romaine : le gain en quelques millions d’années n’a donc pas dépassé quelques années.
Puis il a fallu 20 siècles (de l’époque romaine jusqu’à 1900) pour arriver à 45 ans.
Puis seulement un siècle pour passer de 45 à 75 ans.
Amusons nous à prolonger l’accélération : l’espérance de vie dans les pays riches atteindrait quelques centaines d’années d’ici 2100… (cette extrapolation, aussi étonnante qu’elle puisse paraître, est celle qui est en vigueur au sein de l’administration US). Est-ce impossible ? Si l’on admet que dans quelques dizaines années on pourra greffer reins, coeurs et foies artificiels ou issus de clones ou d’animaux transgéniques, que l’on pourra lutter par le génie génétique dès la naissance – voire dès la fécondation, pourquoi pas ? – contre toutes les maladies génétiques connues, que « Bionic Man » n’est plus totalement de la science fiction, que les pilules magiques guériront contre le cancer et Alzheimer, etc, il n’est effectivement pas stupide de supposer que les plus riches puissent vivre bien plus longtemps que maintenant (cela suppose néanmoins que le monde reste stable et de plus en plus riche, car ce qui figure ci-dessus suppose de consacrer de plus en plus de moyens au maintien en vie des individus, et nous retombons donc sur la question de l’approvisionnement énergétique abondant et peu cher, sans lequel tout cela s’écroule).
Il est évident qu’une telle évolution (l’augmentation indéfinie de l’espérance de vie pour l’humanité toute entière) n’est pas « durable », sauf si nous ne souhaitons plus avoir d’enfants (parce que la mort est un mécanisme nécessaire pour faire de la place aux nouveaux venus). La question – à laquelle personne n’a probablement la réponse, mais cela ne devrait pas empêcher d’en débattre – est : doit-il y avoir une limite à nos efforts pour devenir immortels ? A partir de quel moment la prolongation de notre espérance de vie est une nuisance forte pour nos enfants, voire pour nous-mêmes ?
Par ailleurs, plus nous sommes vieux et plus les autres tendances débouchant sur des impasses seront difficiles à inverser (notamment les augmentations de consommation d’énergie par personne) : il est plus facile de se passer de voiture ou de moins se chauffer quand on est jeune et bien portant…
Les consommations foncières
En France, un petit calcul de coin de table montre que le rythme actuel de consommations foncières nous conduirait à urbaniser tout le pays en … 160 ans seulement. Cela ne nous empêcherait peut-être pas de survivre : on peut sûrement faire pousser du blé et des arbres sur les toits ! Mais le maintient d’un secteur du bâtiment en « bonne santé » vaut-il ce prix ?
Là aussi, cette évolution (la péri-urbanisation, car c’est comme cela que se fait la consommation foncière) vient renforcer les autres impasses : plus nous habitons « loin de tout » et plus il sera dur de se passer de voiture, donc de pétrole !
La forêt
Les forêts couvrent actuellement 25% de la surface des terres émergées, soit environ 35 millions de km². Elles sont défrichées à raison de 0,15 million de km² par an (moyenne de 1980 à 1995), pour le moment uniquement dans les forêts tropicales (ce qui fait tout de même la surface de la France en 3 ans). Faites une rapide division : prolonger cette tendance signifie que dans 2 siècles il n’y a plus de forêts, et plus de forêts tropicales bien avant (on avance parfois le chiffre d’un demi-siècle pour la disparition des forêts tropicales : autant dire une seconde à l’échelle des temps historiques !). Comme le rythme de la déforestation a tendance à s’accélérer, en fait il est vraisemblable qu’en cas de prolongation tendancielle l’échéance serait plus proche encore (que 2 siècles).
La forêt est-elle indispensable à l’homme ? Probablement pas pour survivre, encore que l’on puisse s’interroger sur son rôle dans les fonctions de recyclage et d’élimination des déchets de la biosphère. Comme il y a toujours eu des forêts depuis que le monde animal existe, il est probablement assez difficile de répondre à cette question de toute façon.
Mais elle est un élément de confort reconnu : même si l’homme peut rêver de s’en passer, elle remplit un rôle important dans le climat local, dans l’épuration de l’eau, dans la préservation d’une certaine biodiversité, dans la fourniture de matériaux (le bois), sans compter son rôle « apaisant » que chacun d’entre nous a pu constater. Sa disparition ne serait assurément pas un progrès pour bon nombre d’habitants de la planète.
La diversité
Tout a tendance à s’uniformiser :
- Le rythme des extinctions d’espèces augmente rapidement. En 2001, les Nations Unies considéraient que 25% des mammifères, 12% des oiseaux, 25% des reptiles, 20% des amphibiens et 30% des poissons (essentiellement d’eau douce) étaient en voie d’extinction : elles vont selon toute probabilité être éradiquées de la surface de la Terre d’ici quelques décennies. Les espèces dont les populations augmentent ou sont stables sont celles que nous avons domestiquées, et ce sont les mêmes à Amsterdam ou à Rio (vaches et chiens). Les autres voient toutes leurs populations diminuer, avec quelques exceptions de rémission.
- L’architecture. Il y a un siècle, on ne construisait pas de la même manière à Pékin et à Londres. Aujourd’hui, si. Il en résulte à l’évidence une perte de diversité.
- La langue : do you speak english ? Internet ne va pas encourager un inversement de tendance.
- L’alimentation. Le rythme d’uniformisation n’est pas encore très fort, mais clairement la tendance n’est pas à la différenciation !
- La production culturelle…
On pourrait continuer à multiplier les exemples. Cette évolution est-elle durable ? Son asymptote est l’obtention d’une sauce parfaitement homogène quelles que soient les régions du monde, avec comme seule différence – transitoire – le taux de la population qui est concerné, les « pauvres » restant pour le moment en dehors et étant paradoxalement les derniers tenants de la diversité (un pauvre ne vit pas de la même manière à Bangkok qu’à Paris, mais un riche si).
Quels sont les risques de l’uniformité ?
- La moindre résistance aux risques systémiques. Il est bien connu qu’une population diversifiée est plus résistante aux risques (de maladie, par exemple) qu’une population homogène.
- L’ennui : une fois que l’uniformité est atteinte, on s’ennuie. Et Dieu seul sait de quelles bêtises sont capables les gens qui s’ennuient…
Et au final ?
Cette petite liste – que l’on pourrait prolonger à l’envi – n’a pas d’autre prétention que celle de mettre le doigt sur un point : prolonger le rythme d’évolution (l’accélération) que nous imprimons au monde – inconnu jusqu’à nos jours – nous amène assez vite à des résultats absurdes ou vraisemblablement inacceptables. Nous sommes à un tournant de l’histoire, notre espèce ayant acquis, par le nombre et la puissance unitaire, une capacité de modification de son environnement et de son propre organisme jamais connue dans l’histoire des êtres vivants.
Nous sommes dans certains domaines probablement bien plus proches d’une inflexion brutale que nous ne l’imaginons. Bien entendu, le raisonnement consistant à dire que « nous nous sommes sortis de tout, donc nous nous sortirons de cela aussi » est un sophisme : avec le même raisonnement, je suis immortel, puisque je me suis toujours réveillé vivant tous les matins jusqu’à maintenant. Raisonner de la sorte serait aussi oublier que la « solution » à certains problèmes que nous avons rencontrés dans le passé n’est parfois pas allée sans mal : avant que l’Europe ne triomphe des démons qui se sont emparés d’elle au début du 20è siècle (luttes franco-allemandes et révolution bolchévique) il lui en aura coûté quelques dizaines de millions de morts….
Pour l’avenir, certaines échéances (quelques dizaines d’années) ne sont pas plus éloignées que la fin de notre propre existence ou de celle de nos enfants, que nous envoyons par ailleurs à l’école pour leur garantir « un avenir meilleur ». Sommes-nous sûrs de le leur préparer par notre comportement quotidien ?