A chaque fois que l’on disserte sur l’avenir, et cela est particulièrement sensible dans le domaine de l’énergie et celui du transport, il est inévitable que l’on indique que telle action de préparation est indispensable pour faire face à une évolution « prévisible ».
Ainsi, il faut construire des aéroports parce que l’on « prévoit » que le trafic aérien va augmenter, il faut construire des routes parce que on « prévoit » que le trafic routier va augmenter, il faut construire des centrales électriques parce que l’on « prévoit » que la demande d’électricité va augmenter, etc. Il est alors tentant de se demander jusqu’à quel point l’avenir est déjà écrit.
La Palisse n’eût pas mieux dit : moins il y a d’imprévu, et plus la prévision est facile. Par exemple, il est facile de « prévoir » la trajectoire de la Terre autour du Soleil pour les années qui viennent, car cette évolution comporte peu de paramètres imprévisibles, une exception étant par exemple qu’un gros astéroïde vienne nous percuter. Tant que l’on reste dans le délai de préavis pour identifier un astéroïde qui pourrait venir percuter la Terre, on peut réellement parler de « prévision », mais au-delà de notre horizon de visibilité en la matière cette « prévision » devient en fait « l’éventualité la plus probable ».
Plus généralement, lorsqu’une évolution est uniquement gouvernée par des phénomènes qui ne dépendent pas de nous, il est envisageable – au moins conceptuellement – de parler de « prévision » : on peut ainsi prévoir le temps que mettra le Soleil à consommer tout son hydrogène, ou encore la hauteur d’eau pour la pleine mer du 23 mars 2042 à Audierne. Mais l’irruption de l’homme dans le processus met de l’imprévu partout. Peut-on « prédire » que je mangerai 3 fois durant la journée du 6 février 2015, parce que c’est ce que je fais généralement ? Non, on peut l’estimer probable, mais c’est tout : je serai peut-être mort, ou malade ce jour là, ou je serai dans le train en ayant oublié de prendre de l’argent pour acheter un sandwich, ou que sais-je encore…
D’une manière générale, la prévision du comportement humain est toujours entachée d’une incertitude plus ou moins grande, et il est donc bien difficile de décider d’une règle d’évolution fiable pour faire une prévision. Au fil du temps, cela a engendré un redoutable effet pervers : en matière de comportement humain, ce que l’on présente généralement comme « prévisions », donc finalement une contrainte non négociable, est en fait le seul résultat de notre volonté du moment, et à ce titre parfaitement infléchissable si nous le souhaitons.
Prenons un exemple : on nous explique qu’il faut construire plus d’infrastructures parce que le trafic va croître. En fait tout ce que l’on sait avec certitude c’est qu’il a crû jusqu’à maintenant. A la condition que les lois d’évolution restent les mêmes, il va effectivement continuer à croître à l’avenir, mais il ne dépend que de nous que ces lois d’évolution restent les mêmes ! En d’autres termes, ce que l’on présente comme « prévision » devrait ici s’appeler « prolongation tendancielle ». L’exercice en question consiste à prolonger vers l’avenir les taux de croissance observés dans le passé, éventuellement un peu rectifiés avec des corrections ici et là pour tenir compte de considérations diverses. L’emploi du mot « prévision » est alors pervers, car cet exercice, qui ne fait que refléter nos souhaits du moment, débouche sur un résultat que tout le monde va considérer comme une certitude.
Mais supposer que les lois d’évolution resteront les mêmes à l’avenir est déjà une conclusion : cela résulte du postulat que le monde doit (ou va, quoi qu’il arrive) continuer à évoluer de la même manière, ce qui n’est pas une conclusion anodine, et parfois se discute ! Même pour des notions courantes, telles que l’espérance de vie, ou l’évolution démographique, pour lesquelles nous considérons que les « prévisions » existent, il faut faire des hypothèses pour donner un résultat, ce que l’on oublie souvent.
L’espérance de vie : un constat plus qu’une prévision
L’espérance de vie à la naissance définit l’âge probable du décès des individus qui naissent aujourd’hui. Or la seule chose que nous connaissions avec certitude, c’est l’âge du décès des gens qui meurent aujourd’hui, et passer de cette mesure à « l’espérance de vie » suppose que les lois d’évolution vont rester les mêmes :
- pas de reprise de la mortalité infantile (qui pourrait résulter d’une résistance accrue aux antibiotiques, de la propagation de nouvelles maladies, d’une augmentation des malformations congénitales par suite de je ne sais quelle pollution, etc…)
- pas d’épidémie de maladies nouvelles et incurables (grippe particulièrement féroce, rétrovirus sans médicament ni vaccin, etc)
- pas de guerre atomique mondiale
- etc…
De même, la démographie n’est écrite que pour autant qu’une épidémie mondiale massive (qui finira par arriver un jour, parce que les petites bêtes évoluent plus vite que nous) ne vienne pas contrecarrer les « prévisions ».
Il faut donc prendre les données avec une approche probabiliste : que la population mondiale augmente d’ici 2050 est ce qui est « le plus probable », mais ce n’est pas certain !
Ainsi, présenter un résultat de prolongation tendancielle comme une conclusion qui s’imposerait à chacun, c’est avoir – opportunément ou par myopie – interverti hypothèse et conclusion, et fait l’impasse le débat sur la manière dont doit évoluer le monde.
Reprenons notre exemple : construire des routes serait un mal nécessaire, destiné à répondre à la croissance du trafic, évolution qui ne serait contrôlée par personne mais « inéluctable ». Mais si le trafic croît, c’est bien parce que nous (nous = vous, moi, votre voisin, etc) souhaitons nous déplacer en voiture de plus en plus ! Le voulons-nous vraiment, à tout prix ? Si oui, alors il faut construire des routes, non pas parce que « le trafic va croître quoi qu’il arrive », mais parce que « nous souhaitons explicitement rouler de plus en plus » (et cela fera assurément croître le trafic !). La première formulation permet – commodément ? – de ne pas désigner de responsable à l’évolution en cours ; la deuxième montre bien que la « prévision » est en fait un souhait, ou un objectif, que les moyens mis en place (les infrastructures supplémentaires) permettent alors d’atteindre, et non une fatalité.
Souvent, les partisans de la prolongation des tendances disent que l’on avait bien raison de construire des routes puisque le trafic a augmenté. Mais l’inverse fonctionnerait aussi ! Je pourrais prévoir « que le trafic va décroître », donc supprimer une route sur deux (qui ne seraient plus nécessaires puisque le trafic doit décroître), et, de fait, le trafic diminuerait par effet de saturation (diminuer les infrastructures routières est exactement le plan d’action de quelques villes européennes qui souhaitent voir moins de voitures dans leurs murs : elles rétrécissent des rues, mettent des quartiers piétons, etc). La « prévision » est donc auto-réalisatrice dans ce sens aussi, ce qui est surprenant si l’on prend le mot « prévision » au pied de la lettre, mais cesse de l’être si l’on veut bien voir qu’il ne s’agit que d’un abus de langage pour parler de la mise en oeuvre d’un souhait. La bonne question est de savoir si le souhait des décideurs correspond au souhait du plus grand nombre, mais il n’en reste pas moins que cette « prévision » est bien un souhait des décideurs.
Bien entendu, cette « prévision » de croissance du trafic n’est auto-réalisatrice que tant qu’aucun facteur limitant – qui, lui, fera généralement partie du monde réel, non de notre seul univers mental – n’intervient : disponibilité réduite de l’énergie par raréfaction ou augmentation forte des contraintes environnementales, diminution de la population suite à une épidémie, raréfaction des matières premières…. (voir le commentaire de lecture du « Rapport du Club de Rome »).
Dans le même esprit, la « prévision » concernant la demande mondiale en énergie n’est rien d’autre que le reflet d’un souhait : celui que les pays non encore « développés » suivent le même modèle que les pays occidentaux, pendant que ces derniers gardent le même niveau de consommation. Même comme prolongation tendancielle, une telle « prévision » est discutable : son fondement premier est en effet le souhait d’une espèce animale – la nôtre – de voir les choses continuer suivant les mêmes règles d’évolution qu’aujourd’hui, en tenant les contraintes réelles connues (changement climatique, par exemple, ou disponibilité des ressources naturelles) pour secondaires.
Les données publiées par le GIEC indiquent ainsi qu’il faudra un jour diviser les émissions mondiales de CO2 par deux au moins pour stabiliser la perturbation climatique. Cela revient à dire que de rester perpétuellement au-dessus de cette limite nous garantit une perturbation sans cesse croissante, ce qui n’est pas physiquement possible. Or c’est précisément sur ce postulat de rester éternellement au-dessus des émissions acceptables que sont bâties bien des « prévisions » des diverses instances internationales de l’énergie, avec ce résultat curieux que l’on nous présentera ensuite comme gravée dans le marbre une augmentation inéluctable des émissions de gaz à effet de serre.
Il s’agit bien entendu d’un raisonnement fallacieux : en laissant de côté un élément en tant qu’hypothèse (tenir compte des émissions de gaz à effet de serre), il est normal que l’on ne le retrouve pas dans la conclusion !
Je pourrais multiplier les exemples. Alors, la prochaine fois que vous verrez « il est prévu que », n’hésitez pas à vous demander : qui a prévu quoi exactement, moyennant quelles hypothèses, et surtout ces dernières sont-elles légitimes ? Vous vous rendrez alors compte que, très souvent, la « prévision » (en ce qui concerne l’évolution de la société) est l’exacte traduction de « prendre ses désirs pour des réalités » : le détail montre que l’on ne prévoit pas, on souhaite, ou l’on postule. Et alors il est bien sûr possible de se demander si le postulat déguisé en « prévision » représente réellement la volonté commune.