La démocratie s’exerce parfois dans des conditions qui peuvent sembler étonnantes : ainsi, il y a fort à parier que l’immense majorité des électeurs français qui vont se prononcer sur le projet de constitution européenne qui leur sera soumis en mai 2005 par référendum (on peut lire le texte ici pour le Traité « constitutionnel », ou lire le texte ici pour le Traité de Lisbonne, qui est une version à peu près identique, mais sans les annexes), ce qui va significativement influer sur le cadre dans lequel nous « parlerons » à nos voisins européens, le feront sans avoir lu le texte – moins accessible que les aventures sentimentales de Madonna, il est vrai – sur lequel on leur demande de se prononcer. Ils auront lu de multiples commentaires faits dessus, bien sûr, dont une large partie émanera cependant de personnes n’ayant pas plus lu ce texte que les électeurs en question (suivez mon regard vers certains journalistes et commentateurs professionnels en tous genres !).
A leur décharge, il faut malheureusement reconnaître que la lecture de ce texte n’aide pas nécessairement à se forger une réponse plus évidente si la question est (et elle l’est !) : « faut-il voter pour ? ». En effet, quel que soit le prisme de lecture, ce texte – comme beaucoup d’autres – dit à peu près tout et son contraire. En particulier, si la lecture a pour objet – ce qui était le cas pour votre serviteur – de savoir si l’adoption de ce traité constitutionnel rendra la gestion des grands défis environnementaux plus facile à l’avenir, il faut bien reconnaître que l’on est pas beaucoup plus avancé lecture faite.
On pourrait alors s’arrêter là et dire que, puisque ce texte comporte un certain nombre de dispositions qui vont plutôt contribuer à accroître les problèmes d’environnement, on vote contre et tout va bien. Hélas, ne nous leurrons pas : bien des dispositions de cette constitution sont pour une large part une simple reprise, sous une autre forme, de dispositions contenues dans les traités régissant déjà le fonctionnement de l’Union. Le refus de cette constitution ne constitue donc pas une garantie que les dispositions en question ne verront pas le jour, puisqu’elles existent déjà ! C’est par exemple le cas de la politique agricole commune, de la politique des transports, de la politique monétaire commune, de la volonté de supprimer les barrières douanières intraeuropéennes, etc.
En fait, le premier reproche que l’on pourrait faire à ce texte est tout simplement d’utiliser des mots dont on ne trouve la définition nulle part. Cette constitution contient ainsi un certain nombre de fois le terme « développement » sans qu’il soit dit où que ce soit dans le texte comment il se mesure et vers quoi il doit tendre. Un pays « développé » est-il celui qui maximise son PIB à court terme, ou celui qui maximise l’espérance de vie ou le confort de vie de ses futurs petits-enfants ? (ce qui n’est pas nécessairement équivalent…). Question naïve, penseront – avec raison – ceux qui ont fait l’effort de lire ce texte : il est assez évident que « développement » et « croissance du PIB » sont facilement synonymes ici, bien que ce traité constitutionnel soit parsemé de déclarations de principe – probablement sincères – expliquant qu’il faut aussi garantir l’avenir. Celui – ou celle – qui se soucie d’environnement pourra donc saluer un certain nombre de déclarations qui semblent aller dans le bon sens :
- dès l’article I-3, alinéa 3, on va trouver la phrase suivante :
« l’Union oeuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur (…) un niveau élevé de de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement »,
- juste derrière, l’alinéa 4 du même article I-3 contient :
« [L’Union] contribue (…) au développement durable de la planète (…) »
- l’article II-97 indique que :
« Un niveau élevé de protection de l’environnement et l’amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l’Union et assurés conformément au principe du développement durable. »
- dans les premiers articles de la partie III régissant « les politiques et le fonctionnement de l’Union », on va trouver (article III-119) :
« Les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en oeuvre des politiques et actions visées à la présente partie, afin, en particulier, de promouvoir le développement durable ».
- dans cette même partie III on en rajoute une deuxième couche un peu plus loin (article III- 233) :
« La politique de l’Union dans le domaine de l’environnement contribue à la poursuite des objectifs suivants: la préservation, la protection et l’amélioration de la qualité de l’environnement ; (…) l’utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles ; la promotion, sur le plan international, de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l’environnement. »
- plus loin, dans la partie V traitant de l’action extérieure de l’Union, l’article III-292 stipule que :
« L’Union définit et mène des politiques communes et des actions et oeuvre pour assurer un haut degré de coopération dans tous les domaines des relations internationales afin (…) de contribuer à l’élaboration de mesures internationales pour préserver et améliorer la qualité de l’environnement et la gestion durable des ressources naturelles mondiales, afin d’assurer un développement durable ».
Alors, de quoi pourrait-on se plaindre, puisque tout est dit ? En fait, en même temps que ce texte parle de préserver l’environnement et les ressources naturelles en termes très généraux, un certain nombre d’objectifs énumérés dans ce texte, souvent beaucoup plus « concrets », car mesurables à l’aune d’un seul indicateur, ou d’un faible nombre d’indicateurs, sont parfaitement antagonistes avec cet objectif. Citons par exemple :
- en tout premier, le même article I-3 que précédemment (comme quoi la contradiction peut se nicher au sein d’un seul article !) qui indique aussi que
« L’Union oeuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social »
Il se trouve que, actuellement, la croissance économique est synonyme d’une augmentation des désordres environnementaux futurs, par exemple au niveau du changement climatique. En outre, si l’on cherche à la fois une productivité en hausse – interprétation la plus courante de la compétitivité qui s’améliore – qui fait donc partie des objectifs implicites de l’Europe, et le plein emploi, qui en fait aussi partie (mais sur ce point c’est parfaitement salutaire !), la règle de trois permet de dire que, nécessairement, la production en volume doit augmenter, et donc toutes les consommations nécessaires à assurer cette production, et donc tous les inconvénients environnementaux futurs associés à cette hausse de la production.
- l’article III-151 qui indique, dans sa partie finale, que
« Dans l’exercice des missions qui lui sont confiées au titre de [l’union douanière], la Commission s’inspire (…) de la nécessité (…) d’assurer (…) une expansion de la consommation dans l’Union ».
Là encore, une expansion de la consommation ne fait généralement pas très bon ménage avec la préservation de l’environnement, malheureusement : si nous regardons de quoi sont composées les dépenses de consommation aujourd’hui, où sont celles qui peuvent croître sans augmentation de la pression sur l’environnement ? Après avoir lu une affirmation de cette nature dans le futur traité constitutionnel européen, on peut légitimement se demander ce que nous reprochons aux américains quand ils disent que leur niveau de vie n’est pas négociable !
- Dans le même esprit, l’article III-220 qui indique que :
« (…) l’Union vise à réduire l’écart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions les moins favorisées ».
Or il y a deux manières de réduire un écart : amener les « pauvres » au niveau des « riches », ou amener les riches à être plus pauvres. Actuellement, il est peu probable que l’interprétation la plus courante soit la deuxième… En clair, et c’est cohérent avec ce qui est exposé au paragraphe précédent, le but est de permettre aux pays qui ne consomment pas beaucoup de se mettre à le faire. On peut rester dubitatif quant au fait que ce soit la bonne direction à prendre si le postulat de départ est que le niveau de consommation actuel de ceux qui consomment beaucoup n’est déjà pas soutenable très longtemps !
- l’article III-227 qui indique que :
« La politique agricole commune a pour but d’accroître la productivité de l’agriculture (…) ».
(il n’est pas question le moins du monde d’environnement de manière explicite dans la section « agriculture et pêche »). Là aussi, cet objectif très concret semble difficile à concilier avec la préservation de l’environnement, dans la mesure où une agriculture moins « pressurante » de l’environnement serait aussi, par la force des choses, moins productive, au moins par unité de surface.
- l’article III-246 qui indique que :
« En vue de contribuer à la réalisation des objectifs visés aux articles III-130 [libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux] et III-220 et de permettre aux citoyens de l’Union, aux opérateurs économiques, ainsi qu’aux collectivités régionales et locales de bénéficier pleinement des avantages découlant de la mise en place d’un espace sans frontières intérieures, l’Union contribue à l’établissement et au développement de réseaux transeuropéens dans les secteurs des infrastructures du transport (…) ».
Comme je doute que les constitutionnels aient eu en tête de ne construire que des voies ferrées et des canaux, cela signifie, en clair, que l’Union va pousser à ce que l’on construise routes et aéroports, pour venir ensuite se plaindre que les émissions de gaz à effet de serre dues aux transports augmentent ! Cela est d’autant plus vraisemblable que, même au niveau actuel de mobilité des marchandises, il est parfaitement impossible de remplacer le camion par le train.
- on peut ajouter que l’article III-256, qui expose les fondements de la politique européenne en matière d’énergie, ne fait que timidement référence à l’environnement (en indiquant que la politique « doit tenir compte de l’exigence de préserver l’environnement »), et s’il mentionne bien les économies d’énergie, ce n’est qu’après avoir rappelé que le marché doit être libre, et surtout qu’il doit y avoir assez d’énergie pour tout le monde (la politique européenne vise « à assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’union »). Comme d’autres articles indiquent, sous des formes variées, que l’Union ne saurait organiser une quelconque forme de restriction de la production et des échanges, voire de la consommation, on peut être perplexe sur la portée de ce simple codicille qui porte sur les économies d’énergie. En outre, comme chacun sait, on peut très bien avoir une efficacité énergétique qui augmente… tout en ayant une consommation d’énergie qui augmente aussi ! Et de fait, c’est très exactement ce qui se passe depuis toujours.
- puis l’article III-281, sur le tourisme, indique que
« (…) l’action de l’Union vise à encourager la création d’un environnement favorable au développement des entreprises dans ce secteur (…) ».
Or le tourisme, aujourd’hui, c’est avant tout des transports qui vont déplacer les touristes. Garantir des transports pas chers, pour que les touristes puissent se déplacer en masse, est-ce vraiment cela le développement durable ?
- Et encore l’article III-314 qui indique que :
« l’Union contribue, dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres ».
En d’autres termes, droits de douane is bad for you, même s’ils visent à rétablir, par exemple, un différentiel de taxation sur l’énergie fossile. En clair, on vise la suppression d’un mécanisme qui n’est pas plus une confiscation que l’impôt, mais une simple redistribution, conduisant le producteur exportateur à s’acquitter sous forme de droits de douane d’une charge dont il est exempté dans son pays d’origine, alors que ce n’est pas le cas dans le pays d’importation. Si la suppression par principe des droits de douane n’est pas de l’idéologie…
De manière plus générale, il est assez clair que ce document est parfaitement adapté à un monde infini, ou la seule limite à l’expansion humaine est celle que nous décidons de nous fixer de nous-mêmes, et où il importe donc de faire en sorte que ces limites soient aussi reculées que possible, ce vers quoi tend le texte constitutionnel. Il aurait été honnête pour le futur citoyen européen de mettre en préambule « L’Union est fondée sur le principe que les ressources naturelles sont disponibles en quantité suffisante et que la capacité d’épuration de l’environnement ne pose pas de problème ». Dans un tel contexte, le texte qui suit est parfait, et il est par exemple assez logique :
- De penser que, puisque la planète peut supporter tout niveau d’activité humaine, il faut encourager, notamment par la libéralisation du commerce intra-européen, et extérieur, la production et les échanges. Moyennant quoi le traité contient 60 fois le terme « marché intérieur », 16 fois le terme « libre circulation » (des personnes, des marchandises ou des capitaux), 8 fois le terme « libéralisation », mais 2 fois seulement le terme « ressources naturelles », et pas une seule fois le terme « climat » !
- De penser que nous ne sommes pas pressés, puisque très loin d’une éventuelle limite, et donc que ce n’est pas très grave si la direction initiale n’est pas la réponse à la bonne question : on prendra le temps qu’il faudra – car s’il n’y a pas de limites, nous avons tout le temps – pour « redresser la barre » le moment venu (alors qu’avec le changement climatique cela n’a pas de sens de penser que l’on peut corriger les choses à bref délai).
Bien sûr, l’idée initiale – et géniale – de la Communauté Européenne, posée dès les années 50, reste de mise : l’interpénétration des intérêts commerciaux est probablement le meilleur garant de la paix, ce qui n’est pas un mince enjeu (nous autres qui n’avons jamais connu la guerre avons probablement tendance à l’oublier !). Mais sommes-nous sûrs que la garantie de voir la paix préservée est strictement proportionnelle aux volumes marchands échangés ? D’autres éléments ne peuvent-ils pas venir infléchir une relation parfaitement linéaire en la matière ?
En effet, tout marché a généralement besoin de régulations, par exemple pour l’empêcher de grossir jusqu’au moment où il va poser des problèmes qui finiront par engendrer des régulations spontanées non désirées (pressions excessives sur l’environnement, disparition d’une ressource indispensable, bulle spéculative…). Il y a deux manières fondamentales de réguler l’économie : la contrainte réglementaire (par exemple l’interdiction de vendre des organes humains, l’interdiction de produire plus de tant de kg de raisin d’appellation contrôlée à l’hectare, etc), et les prélèvements redistributifs ou dissuasifs (impôts, taxes, etc).
En matière réglementaire, on peut préférer une approche nationale plutôt qu’Européenne, mais force est de constater que les constitutionnels ne proposent pas de laisser le vide s’installer : le texte prévoit – mais c’est déjà le cas actuellement dans bien des sujets – de remplacer des réglementations nationales, incidemment pas toujours soumises au contrôle démocratique direct (ni un décret ni un arrêté ne le sont), par des directives, qui le sont en fait un peu plus (puisque devant obligatoirement passer devant le Parlement Européen). On peut discuter de l’opportunité de ce transfert, mais l’arsenal réglementaire national n’est pas remplacé par rien.
Or en matière de prélèvements, c’est à peu près ce qui se passe : on vise à créer un marché unique, mais en substituant une partie des règles nationales permettant la régulation, notamment à but environnemental, par… rien du tout. Ainsi :
- l’article III-170 indique que :
« Aucun Etat membre ne frappe directement ou indirectement les produits des autres Etats membres d’impositions intérieures, de quelque nature qu’elles soient, supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires. »
Cet article, ajouté à celui (III-314) qui stipule que « l’Union contribue (…) à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux » signifie en clair que les droits de douane sont indésirables. On se prive ainsi d’un moyen de régulation, par exemple associé à des dommages environnementaux : il me semblerait parfaitement légitime que les pays qui font des efforts de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre en taxant l’énergie fossile sur leur sol – ce qui fait donc supporter des charges aux activités productives – puissent faire supporter des charges équivalentes, sous forme de droits de douane, aux importations de produits en provenance de pays qui ne font pas cet effort. Le texte constitutionnel ne l’interdit pas explicitement, mais ces articles n’invitent pas précisément à aller dans ce sens !
- l’article III-171 indique que :
« Une loi ou loi-cadre européenne du Conseil établit les mesures concernant l’harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires, aux droits d’accises et autres impôts indirects, pour autant que cette harmonisation soit nécessaire pour assurer l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence. Le Conseil statue à l’unanimité, après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social ».
En clair, après avoir interdit aux états de réguler par des droits de douane intraeuropéens d’éventuels différentiels de fiscalité nationale, l’Union s’interdit de supprimer ces différentiels autrement que dans des conditions très difficiles à obtenir (l’unanimité), compte tenu de ce que les intérêts nationaux, qui subsistent, seront probablement très divergents sur cette question.
Bref, si l’électeur(trice) se demande si ce texte a bien mis les lois de la physique au-dessus de nos désirs, il(elle) risque d’être déçu(e) : cela ne semble pas être le cas. Maintenant, les textes déjà en vigueur ne le prévoient pas plus, puisque dès le traité de Rome – et dans ses successeurs – on trouve en tête du texte des objectifs qui ressemblent à s’y méprendre aux objectifs actuels (et pour cause, ce sont les mêmes !). Par exemple, dans les premières pages du Traité de Rome, on trouve :
« L’action de la Communauté comporte, dans les conditions et selon les rythmes prévus par le présent traité :
1. l’élimination, entre les États membres, des droits de douane et des restrictions quantitatives à l’entrée et à la sortie des marchandises, ainsi que de toutes autres mesures d’effet équivalent,
2. une politique commerciale commune,
3. un marché intérieur caractérisé par l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux,
(…)
5. une politique commune dans les domaines de l’agriculture et de la pêche,
6. une politique commune dans le domaine des transports,
7. un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur,
8. le rapprochement des législations nationales dans la mesure nécessaire au fonctionnement du marché commun,
(…)
11. une politique dans le domaine de l’environnement,
12. le renforcement de la compétitivité de l’industrie de la Communauté,
(…)
20. des mesures dans les domaines de l’énergie, de la protection civile et du tourisme »
Comme souvent en démocratie (Tocqueville déjà le disait), les règles ont un temps de retard sur les connaissances. Nous ne sommes plus en 1957 : un demi-siècle de connaissances supplémentaires sur les « limites » du monde est passé par là, et il y a 3 milliards d’hommes en plus sur la planète.
Les travaux menés sous l’égide de l’Institut de France (Académie des Sciences, ou Académie des Technologies), dans les labos du CNRS, à l’Institut Français du Pétrole, ou même au corps des Mines accréditent tous l’idée que la prolongation des tendances risque de ne pas durer très longtemps.
Ce texte constitutionnel l’ignore largement, sinon la première phrase de cette constitution aurait du être :
« L’action de l’Union se place dans le cadre d’un monde fini, dont bien des ressources aujourd’hui essentielles sont épuisables, et disposant d’une capacité d’épuration des déchets produits par les activités humaines (dont le CO2 fait partie !) limitée. Les politiques de l’Union doivent être compatibles avec un objectif de division des émissions de CO2 de l’Union par 4 d’ici à 2050″.
Là, le « développement durable » serait effectivement dans le texte ! Il nous reste à espérer que ceux qui appliqueront ce texte seront mieux renseignés….
On peut donc regretter – et je le regrette – que le présent traité n’ait pas pris acte des travaux de nature scientifique intervenus entre temps, qui montrent que de baser l’avenir sur le postulat d’une expansion indéfinie est devenu un pari très risqué (Club de Rome, pétroliers et climatologues placent les régulations majeures non voulues à des échéances comparables, c’est à dire dans quelques décennies à un siècle, ce qui est une indication intéressante, si l’on peut dire).
Evidemment, comme les rédacteurs du traité ne savent pas mieux que « Monsieur tout le monde » ce qu’est une réserve de pétrole, ni ce qu’est un système climatique, et a fortiori sa modification, ils sont légitimement en droit de penser que nous ne toucherons pas encore les limites de la boîte pendant la durée de vie de ce texte, et de ses successeurs proches qui n’en seront nécessairement que des versions faiblement amendées tant que la crise ne sera pas là.
Mais voter non suffira-t-il à ce que le prochain coup soit le bon ? On peut légitimement en douter : on ne défera pas d’un coup de baguette magique quasiment 50 ans d’histoire économique européenne, et l’esprit de la libéralisation des échanges – vu comme un antidote au risque de guerre et une garantie de prospérité indéfinie – est profondément enraciné dans bien des organes européens.
En outre, cette constitution propose quelques innovations qui, à tout prendre, vont plutôt dans le bon sens pour l’environnement, comme par exemple la création d’un représentant unique pour la diplomatie et les négociations internationales. En effet, une partie significative des dossiers environnementaux ont un aspect « négociations internationales » où le fait que l’Europe parle d’une seule voix est plutôt une bonne chose. C’est le cas pour les négociations sur le climat, ou encore celles sur la conservation des espèces.
En fait, le choix serait bien évidemment plus simple si nous pouvions répondre de manière plus précise. Imaginons que le bulletin de vote comporte les 3 possibilités suivantes :
- non à ce traité, mais oui à l’Europe des échanges quand même, sauf que je demande à ce que les 25 pays d’Europe se remettent à la table de négociations dès le lendemain du rejet en acceptant de mettre les lois de la physique au-dessus de nos désirs,
- non à ce traité, parce que je préfère que chaque pays soit souverain, ou que je préfère le Traité de Nice, actuellement en vigueur,
- oui au traité.
Dans un cas pareil, je voterais sans hésiter pour la première option. Malheureusement on ne peut pas découpler ce vote
- du sens que lui donneront nos voisins,
- de ce qui se passe si nous revenons au Traité de Nice.
Sur le premier point, comme pour le changement climatique, nos voisins n’auront pas accès aux explications détaillées concernant un éventuel vote négatif, mais pour l’immense majorité uniquement aux résumés qu’ils liront dans leurs journaux et aux commentaires faits par leurs présentateurs télé, en 15 secondes, lesquels présentateurs ont en plus toutes les chances de ne pas avoir lu ni le traité ni les longs argumentaires faits par ceux qui l’ont rejeté.
Qui se souvient, lorsque les Danois on rejeté Maastricht en 1992, avoir lu dans la presse française de grandes explications détaillées exposant que c’était parce que l’article II-145 leur avait semblé incompatible avec le premier alinea de l’article I-12 que les Danois avaient voté non, mais qu’en fait ils avaient très envie de se marier avec la France et l’Allemagne ? (je dis n’importe quoi sur les numéros d’article, mais je pense que le sens passera !). Qui se souvient avoir lu dans la presse française, et surtout avoir entendu à la télé française, des commentaires exposant que les norvégiens sont très pro-européens et que c’est pour cela qu’ils n’ont pas rejoint la Communauté ? Qui se souvient avoir entendu à la télévision française des commentaires exposant que les anglais ont choisi de conserver la livre parce qu’ils sont pour une Europe fédérale ?
Bien évidemment, nous n’avons pas lu cela. Nous avons juste lu, pour les événements mentionnés plus haut, que les Danois – ou les Norvégiens, ou les Anglais – prenaient leurs distances vis-à-vis de l’Europe, point, et le résultat est que leurs dirigeants sont estampillés en fonction de ce vote pendant un certain temps. Les journalistes font l’opinion, disait Tocqueville. L’opinion de nos voisins sera donc faite non point par les arguments justifiant le vote négatif s’il l’emporte, mais juste par le résultat de ce dernier, parce que c’est la principale chose que les journalistes étrangers relaieront.
Sur le deuxième point, le rejet de ce traité ne signifie en rien la garantie d’une Europe plus démocratique, ni l’assurance que dans 5 ans on aura accouché d’un nouveau texte constitutionnel plus satisfaisant. La première raison à cela est que le rejet de ce texte ne signifie pas le vide, juste le statu quo, et que le statu quo peut très bien faire l’affaire de nombre de nos voisins. Que cela nous plaise ou pas, nous sommes 25 autour de la table (et sur ce point, personne n’a demandé aux Français leur accord par référendum !), et c’est à 25 qu’un texte remplaçant le traité constitutionnel proposé devrait être négocié.
La deuxième raison est que les objectifs d’une renégociation ne sont concevables que si les personnes votant non le font largement pour les mêmes raisons, or ce ne sera pas le cas : comment discriminer mon éventuel vote négatif, lié à l’environnement, du vote négatif d’un militant d’Attac, d’un supporter de Le Pen, d’un(e) afficionado d’Arlette Laguillier, ou d’un électeur de De Villiers ou de Fabius ? Il est bien évident que dégager quoi que ce soit comme buts à la renégociation de cette « soupe de nouilles » relève largement de la gageure.
Dans un tel contexte, comment pouvons-nous être sûrs que notre vote négatif nous mettrait en position favorable vis-à-vis de nos voisins, qui se seront informés par le journal avant toute chose, pour déboucher dans pas trop longtemps sur un texte qui soit « bien mieux » (et « bien mieux » pour qui ?) dans un délai plus court que la réforme « de l’intérieur » ? En effet, si ce texte constitutionnel dit tout et son contraire, cela a au moins un avantage : en pratique, on peut en faire à peu près ce que l’on veut, ce qui laisse toute lattitude d’infléchir progressivement les choses « de l’intérieur ». Avec un texte qui dit tout et son contraire, ce sont les personnes qui seront chargées de l’appliquer qui seront déterminantes. Il en va pour l’Europe comme pour notre pays : certes les textes sont importants, mais les personnes aux mannettes ne le sont pas moins….
Un dernier point majeur à prendre en considération, avant de savoir quoi voter, est que d’une part toutes les ratifications (des 25 pays d’Europe) ne font pas par voie référendaire (or une non ratification par une assemblée parlementaire n’a pas la même portée qu’un rejet par vote populaire), et surtout que tous les pays ayant choisi la voie référendaire ne se prononcent pas en même temps. De la sorte, la responsabilité du rejet éventuel de ce texte ne reposera pas de manière conjointe et simultanée sur tous les peuples ayant voté « non » (même si tous les pays se prononceront), mais, comme il faut l’unanimité pour l’entrée en vigueur de ce traité, c’est de fait le premier pays à dire non qui portera l’essentiel de la responsabilité de l’abandon de ce texte.
Si nous revenons à la question initiale, après cette longue digression, laquelle question est de savoir s’il faut voter pour ce texte ou pas, le choix se présente finalement comme suit :
- Ou bien on vote « non », parce que diverses dispositions de ce texte (comme faire croître les échanges en volume tant que ca passe) sont vraiment trop contraires à sa vision du monde, mais on court le risque – très fort – que le sens donné à ce « non » par la presse étrangère ne soit pas « je ne veux pas d’un texte qui hiérarchise les problèmes dans un ordre qui n’est pas le mien, mais je veux de l’Europe quand même, et je demande à ce que la copie soit revue avec un ordre des priorités différent », mais plutôt, parce que c’est beaucoup plus facile à caser sur un titre de journal « la France dit non à l’Europe », avec toutes les conséquences que cela implique sur nos rapports avec nos voisins pour les années à venir (encore une fois, il suffit de voir comment les Anglais sont considérés depuis qu’ils ont refusé l’Euro),
- Ou bien, prenant acte de ce qu’un « non » sera interprété – à tort, donc, mais il est probablement difficile d’éviter d’être partiellement otage des raccourcis des médias – pour un signe d’isolationnisme forcené, on vote oui… pour ne pas voter non, tout en ayant bien conscience que c’est privilégier une certaine forme de stabilité à court terme, au prix – entre autres choses – d’une aggravation des risques environnementaux – donc de la victoire imprévue de la physique – à moyen terme.
Enfin, et c’est aussi l’un des arguments – pas enthousiasmant, certes ! – pour voter oui, il ne faut pas se faire beaucoup d’illusions sur ce qui se passera si on vote non : non seulement le prochain texte n’effacera pas 50 ans d’histoire, de directives, de règles en vigueur, mais en plus il a toutes les chances de mettre 10 ans – si ce n’est plus – à apparaître, dont une période plus ou moins longue avec une France marginalisée au sein de l’Union (qui continuera à exister quand même, avec des objectifs de « libéralisation » qui seront tout autant poursuivis, puisqu’ils sont dans les traités déjà en vigueur) et un mode de fonctionnement tout aussi imparfait (le traité de Nice) contre lequel nous ne pourrons rien (sauf à sortir de l’Europe).
Alors, il faut probablement prendre acte de ce que les évolutions sont lentes, de ce que le présent texte apporte quand même des améliorations appréciables, même si elles ne sont pas « suffisantes » pour prendre en compte la finitude du monde, et voter oui, même à reculons, sans perdre de vue qu’un autre enjeu majeur concerne les personnes aux commandes. Ensuite, que tous ceux qui auraient aimé que l’Europe prenne une autre direction fassent une pétition ! Laquelle pourrait par exemple proposer un référendum européen sur l’arbitrage entre « croissance » et « durabilité » que nous voulons avoir…