Les modes sont des facteurs puissants pour guider le comportement des représentants de notre espèce. Que les résultats en aient été heureux ou malheureux, le propre de la mode a toujours été de substituer l’émotion à la réflexion, et de remplacer l’analyse par le mimétisme. Cela a bien sûr valu pour les idées encore plus que pour les objets.
Aujourd’hui, l’unes des idées très à la mode est la notion de « développement durable », imparfaite traduction du terme anglais « sustainable development » (développement « soutenable »), et qui se définit comme « un développement qui satisfait les besoins de la génération actuelle sans compromettre ceux des générations futures ».
Cela part assurément d’un bon sentiment de souhaiter l’épanouissement de tout le genre humain, présent et à venir, partout et tout le temps, mais l’existence d’un tel concept est-il d’un quelconque intérêt pratique pour mieux y parvenir ? Permet-il de déboucher sur un projet de société particulier, ou de tracer des voies particulières pour l’avenir ? A bien y regarder, cela n’est hélas pas le cas : cette définition n’a malheureusement aucune portée opérationnelle, en ce sens qu’elle ne fournit de réponse objective ou d’aide à la décision pour aucune des deux questions précédentes.
Parlons environnement, tout d’abord : le développement durable nous aide-t-il à fixer des limites à notre empreinte sur la planète ? Non : il est parfaitement impossible de faire correspondre à la définition du « développement durable » un état particulier du monde physique, car personne ne sait définir les besoins des générations présentes de manière univoque, et donc la quantité de ressources nécessaires qui y correspond. Avons nous « satisfait nos besoins » depuis que notre espérance de vie a dépassé 40 ans ? Où faudra-t-il attendre que chacun d’entre nous vive 120 ans pour que nous nous estimions repus ? Avons nous « satisfait nos besoins » lorsque nous disposons de 10 m² chauffés par personne, ou cela sera-t-il le cas uniquement quand tout terrien disposera de 150 m² chauffés, plus un jacuzzi et un sauna privé par personne ? Avons nous satisfait nos besoins lorsque chaque terrien dispose de 0,5 tonne équivalent pétrole d’énergie (niveau d’un Indien, en gros), ou est-ce 7 tonnes équivalent pétrole par habitant de la planète (niveau d’un Américain) qui correspond à cet état de plénitude ?
Avons nous « besoin » de prendre l’avion 1, 50, ou zéro fois au cours de notre existence ? Avons nous « besoin » de manger 20 (comme en 1800), ou 100 (comme en 2000) kg de viande par an ? Avons nous « besoin » d’avoir 1, ou 10 cadeaux à chaque anniversaire ? Avons nous « besoin » de zéro, une ou deux voiture(s) par ménage ? Il faut bien admettre que c’est la notion même de « besoin » qui, passés les besoins vitaux (boire, manger, dormir, se protéger du froid et des prédateurs, perpétuer l’espèce) sur lesquels il est à la rigueur possible de s’accorder, ne correspond à aucune consommation de ressources précise : aucune aide pour fixer un objectif ou une limite n’est donc fournie par l’énoncé du développement durable, or gérer c’est souvent fixer des objectifs et des limites.
Enfin « besoins » individuels et « besoins » collectifs peuvent être parfaitement antagonistes, et le « développement durable » ne nous fournit alors pas non plus l’ombre d’une solution pour arbitrer entre les deux : au nom de considérations sociales et économiques, nous avons « besoin » de garantir à tout le monde le droit de rouler en voiture, mais au nom de considérations environnementales nous avons aussi « besoin » d’émettre de moins en moins de gaz à effet de serre, ce qui est difficile à envisager avec la mobilité actuelle. Où est la solution pour choisir entre les deux dans l’énoncé du développement durable ?
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Voilà pour le présent, mais il est tout aussi impossible de faire correspondre à cette définition du développement durable un état particulier du monde futur. D’abord, quel horizon de temps associe-t-on au « futur » ? Le « développement » actuel, c’est à dire, en clair, la prolongation des tendances, doit-il être « durable » (ou soutenable, peu importe) pendant au moins 10 ans ? 50 ? 2 siècles ? 3 millénaires ?
Ensuite il est tout aussi ardu de définir de manière univoque un monde permettant à nos descendants de « satisfaire leurs besoins ». Si l’on avait demandé aux Français de 1600, qui étaient, pour l’immense majorité, des paysans vivant dans une chaumière à une ou deux pièces, ne se reposant qu’un jour par semaine au mieux, n’ayant jamais de vacances, mourant deux fois plus jeunes qu’aujourd’hui, ayant souvent faim et froid tout l’hiver, à partir de quand les « besoins » étaient satisfaits, je doute que nous aurions obtenu la même réponse que ce qu’un Français « moyen » proposerait aujourd’hui….
Ainsi, non seulement il n’existe pas de réponse unique à ce que sont les besoins des générations présentes, mais encore savoir ce que seront les « besoins » des générations futures me paraît être un exercice assez proche de la divination ou de la lecture dans le marc de café : si nous avons suffisamment détérioré le monde d’ici là, peut-être que de mourir à 40 ans après avoir mangé à sa faim sera le seul niveau d’exigence de nos descendants en 2150, mais si le miracle énergétique est arrivé, peut-être que chacun ne sera pas satisfait à moins d’avoir fait le tour du Soleil en navette spatiale pour ses 20 ans….
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Toutefois, ce qui me chagrine le plus, dans cette affaire, c’est le nombre de personnes qui semblent persuadées que l’existence de ce concept permettra de violer les lois de la physique, et de faire en sorte que l’infini devienne de ce monde. La définition même du développement durable y incite : laisser croire que l’on pourra satisfaire les besoins de tout le monde, partout et tout le temps, sans mentionner aucune limite à cette « satisfaction des besoins », c’est assurément inciter à penser qu’il est possible d’avoir la croissance matérielle perpétuelle, ou que demain on rasera gratis, c’est à dire que l’infini est à notre portée.
Ce désir « d’Alice au pays des Merveilles » se retrouve par exemple dans les objectifs du développement durable de l’ONU, qui reviennent à dire, sans rire, que nous pourrons résoudre tous les problèmes à la fois.
Les 17 objectifs du développement durable de l’ONU. Tout objectif de la liste est antagoniste à au moins un autre objectif de la même liste. Par exemple, éradiquer la pauvreté (objectif 1) suppose que les revenus monétaires augmentent (ce qui est aussi nécessaire pour les objectifs 8, 9 et 10), donc le PIB, donc la production, or cela augmente par ailleurs les pollutions de toute nature, la pression sur les écosystèmes, et l’augmentation de la consommation d’énergies non renouvelables, puisque c’est précisément l’énergie fossile qui a permis la croissance économique (objectifs 12, 13, 14, et 15).
De même, maintenant que nous sommes 7,5 milliards, améliorer la santé (objectif 3) augmente la taille de la population et donc augmente la pression sur l’environnement (par exemple les populations animales en Afrique disparaissent à mesure que la population y augmente, et c’est mécanique, puisque les hommes et les animaux sont en compétition pour la même terre pour se nourrir), etc etc.
En l’état actuel, ces objectifs du DD nous poussent donc à faire l’exact inverse de ce que doit faire un gestionnaire en univers contraint : réfléchir à la gestion de ses priorités. C’est une incitation à l’insouciance, alors que la question du jour est de savoir ce que nous acceptons d’abandonner pour préserver le reste !
Quand il devient évident que nous pouvons pas tout avoir, alors nous avons un mécanisme mental pervers qui se met en route : considérer que telle évolution négative sur le plan environnemental est compensée par telle évolution positive sur le plan économique, pour parvenir à quelque chose de neutre. En gros, après que mes instituteurs m’ont, toute mon enfance durant, défendu d’ajouter des cacahuètes et des choux-fleurs, voici que le « développement durable » me propose d’additionner des émissions de CO2 en hausse mais aucun enfant de moins de 10 ans au travail, de multiplier cela par l’éradication des métaux lourds dans les sols et la croissance du bénéfice de Renault, de diviser ensuite par l’augmentation de l’espérance de vie des Africains et l’arrêt de la déforestation en Asie du Sud Est ? C’est cela, le développement durable : la négation des règles élémentaires de raisonnement, apprises à l’école du même nom ?
Mais si nous devons faillir sur un point qui conditionne le maintient d’une humanité nombreuse et heureuse, la notion même de « solution » pour tous les autres problèmes qui concernent la même humanité n’a pas de sens ! Imaginer que l’on peut améliorer l’accès à l’éducation pour une population qui par ailleurs va souffrir de famine, ou se faire la guerre, est-ce quelque chose qui a la moindre logique, ou portée pratique ?
Cette notion a engendré un autre effet pervers : confondre le tout et la partie. Après que mes professeurs de sciences aient tant insisté sur la vertu des ordres de grandeur, le « développement durable » me propose trop souvent d’accepter que des solutions qui sont du 3è ordre permettront d’occulter les inconvénients qui sont du premier avec nos modes de vie présents.
Tout ou presque de ce qui est présenté aujourd’hui comme permettant le « développement durable » pèche par l’ignorance du nombre de zéros avant la virgule : au niveau actuel de consommation, il est physiquement impossible de remplacer le pétrole par du biocarburant, les centrales électriques classiques par des éoliennes, la pêche par l’aquaculture de carnivores (que sont les bars, les turbots et les saumons, pour ne citer qu’eux), le charbon par du bois, le plastique par des fibres de lin ou des résidus de culture…
C’est encore le « développement durable » qui sera volontiers invoqué, aussi, pour expliquer que l’on peut ne changer les modes de pêche qu’à la marge mais néanmoins reconstituer les stocks de poisson (ce qui est hélas un doux rêve), que l’on peut construire aéroports et autoroutes mais faire baisser le trafic routier et aérien de manière volontaire, que l’on peut émettre des quantités massives de CO2 au titre de son activité économique mais être quand même un grand préservateur de l’environnement (authentique), que les pays en voie de développement ont le droit de se développer mais le devoir d’émettre moins de CO2 (ce qui est aujourd’hui impossible), etc. Schizophrènes de tous les pays, unissez-vous !
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En matière environnementale, les chiffres peuvent être difficiles à établir, mais ils ont une signification objective : les occupations d’espace, consommations d’eau et d’énergie, nombre de mammifères supérieurs existants, ou jours de pluie par an se mesurent, et un hectare représente la même superficie pour tout le monde. Il est possible de se doter d’un langage commun, et éventuellement de définir un objectif de manière univoque, par exemple pas plus de tant de tonnes de CO2 émis dans l’année par personne, ou pas plus de tant de tonnes de poisson pêché par pays. Et surtout, en matière d’interactions entre l’humanité et le monde physique, il est envisageable de définir ce qui est « durable », ou plus exactement tout ce qui ne l’est pas : est manifestement « non-durable » tout comportement étroitement dépendant de ressources ou d’une capacité d’épuration qui seront indisponibles dans moins de quelques décennies !
Mais en matière sociale, comment mesure-t-on ce qui est « durable », ou soutenable ? On peut très bien faire perdurer les inégalités sociales indéfiniment, comme l’histoire en atteste : il en existe depuis l’origine de l’humanité ; je ne connais pas un exemple d’égalité parfaite entre membres d’une communauté animale ou humaine dans le monde, mais cela n’a jamais empêché la « durabilité ». Si c’est d’équité qu’il s’agit, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés : une société équitable peut signifier ici qu’aucun enfant de moins de 8 ans ne travaille, mais là simplement qu’il n’effectuera pas de travail pénible, ici que l’écart salarial entre ouvrier et PDG est de 1 à 10, quand là on se contentera de 1 à 100, etc. Où est la norme ?
Enfin en matière économique il y a encore moins de définition objective de la durabilité : qu’est-ce qu’un PIB ou un chiffre d’affaires durable (ou soutenable) ???
Le principal intérêt de ce concept, et je me demande dans quelle mesure il n’a pas été inventé pour cela, parfois, est que tout un chacun d’un peu habile peut toujours y piocher la justification – sociale ou économique – de n’importe quel comportement qui, au regard de critères purement environnementaux, c’est à dire objectivement mesurables, est manifestement « non durable ». L’existence d’un rapport « développement durable », en 2002, n’est pas la garantie que son rédacteur a une activité « durable », quand bien même il peut exister au sein de l’entreprise concernée des individus qui espèrent sincèrement que tel puisse être le cas.
Mais il ne faut pas se voiler la face : la traduction concrète la plus fréquente du développement durable, aujourd’hui, est selon les cas de figure, une auberge espagnole, où chacun met très exactement ce qui l’arrange, un voeu pieu, une escroquerie intellectuelle, un parfait exemple de schizophrénie, ou…un dialogue de sourds.
Cette absence d’intérêt pratique de la définition de ce concept signifie-t-elle qu’il faille se désintéresser des limites ? Sûrement pas, car dans un monde fini les arbres ne grimpent pas jusqu’au ciel, et contrairement à ce que l’on a l’habitude de présenter comme alternatives, le choix n’est pas entre « se priver pour toujours » et « se goberger pour toujours » : pour toute ressource limitée – ou capacité d’épuration ou de recyclage limitée – dont nous sommes actuellement dépendants, le choix est hélas uniquement entre gérer nous mêmes une inéluctable décroissance, dont nous pouvons éventuellement choisir le rythme pour que cela soit le plus agréable possible, ou attendre que la régulation arrive « toute seule », l’histoire nous enseignant que le deuxième cas de figure est généralement fort peu plaisant.
La bonne question n’est malheureusement pas de savoir si la décroissance d’une consommation d’une ressource finie arrivera, mais juste quand. Je ne suis pas sur que le « développement durable » soit d’une quelconque aide pour se faire à cette idée.