Tribune parue dans Les Echos du 14 mars 2011
Quel rapport entre la première place dans les sondages de Marine Le Pen et le carbone ? Posée comme cela, la question rappelle fortement les blagues absurdes de notre adolescence. Et pourtant, non seulement la réponse existe, mais elle permet d’affirmer que, tant que nous ne nous mettrons pas la décarbonisation de l’économie au sommet de nos actions, ce qui nous attend au bout du chemin est hélas uniquement le chaos et le totalitarisme. En 2004 déjà, Marcel Boiteux, peu suspect d’être partisan de l’abandon de la démocratie, proposait ce genre de conclusion. Le grand homme avait-il abusé des mêmes substances que votre serviteur ?
Commençons par le commencement : l’économie n’est qu’une machine à transformer des ressources. De l’ordinateur sur lequel je tape ce manuscrit au papier sur lequel vous lirez ces lignes, tout ce qui a permis d’aller de l’un à l’autre (réseau télécom, photograveurs, rotatives, usines de papier, usines de camions, puits de pétrole et raffineries, centrales électriques, magasins de journaux, et j’en passe) sont constitués de ressources naturelles transformées par l’homme. Or, par définition même en physique, l’énergie est la grandeur qui quantifie le degré de changement d’un système. Il n’y a donc pas de transformation sans énergie, et donc pas d’économie sans énergie, fût-ce celle de nos muscles.
Cette dépendance est devenue massive dans le monde moderne, car depuis un siècle pétrole, gaz, charbon et uranium ont permis de multiplier par plusieurs centaines la seule force de nos bras et de nos jambes, et par ce même multiple les flux de matière qui alimentent notre système productif. Sans énergie, plus de transports, de tracteurs et d’engrais, d’hôpitaux, d’usines, de chaîne du froid, d’ordinateurs (et donc plus de banques ni de téléphone), de pompes (donc d’eau potable), etc. ; sans exagérer, on peut dire que si demain matin la France devait être privée d’énergie le PIB serait divisé par n’importe quoi entre 2 et 20, et évidemment notre pays sombrerait dans le chaos… et la dictature.
Or la France importe 99% de son pétrole, 97% de son gaz, 100% de son charbon, et 100% de son uranium, même si ce dernier se stocke facilement. Et la quantité de pétrole et de gaz à la disposition des européens (65% du total à eux deux) a déjà commencé à baisser sous l’effet de la contrainte globale de stock. Rappelons que l’extraction d’un stock donné une fois pour toutes – ce qui est le cas pour le pétrole, le gaz, et le charbon, qui ont mis des centaines de millions d’années à se former – ne peut rien faire d’autre, au cours du temps, que de passer un jour par un maximum pour décliner inexorablement ensuite.
Le maximum mondial, nous y sommes pour le pétrole, et nous y serons bientôt pour le gaz, même avec les gaz de schiste qui déchaînent tant les esprits aujourd’hui. Comme les européens sont en compétition croissante avec les pays producteurs (qui ont de plus en plus de voitures), et les « émergents » (qui ont déjà pas mal émergé !), dès lors que la production mondiale de pétrole n’augmente plus, la quantité que nous pouvons importer décroît. La production de la Mer du Nord, pour sa part, baisse depuis 2000. Résultat : -10% de pétrole disponible en Europe entre 2004 et 2009, et la tendance n’a aucune raison de s’inverser.
Pour le gaz, c’est pareil : la Mer du Nord a passé son pic de production il y a quelques années, et les importations ne compensent pas le déclin (et ne le feront pas à l’avenir) ; de 2005 à 2009, le Vieux Continent a eu 7% de gaz en moins. Enfin l’Europe importe déjà 40% de sa consommation de charbon, et comme c’est un matériau qui voyage mal et ne peut remplacer le pétrole dans les transports, la substitution ne se décrète pas si facilement.
Nous allons donc avoir moins de combustibles fossiles. Comme ces derniers fournissent 80% de l’énergie mondiale (et 83% en Europe), et que, pour des raisons physiques, nucléaire et renouvelables auront du mal à compenser en totalité, nous allons probablement avoir moins d’énergie tout court, donc moins de transformation, donc moins de valorisation monétaire de cette transformation, donc… moins de PIB. Quelques petits artifices financiers permettent de temporairement cacher la misère, en mélangeant bulles spéculatives (y compris sur l’immobilier) ou production de crédits (avec de l’endettement à la clé), mais la réalité physique nous rattrape désormais tous les 5 à 10 ans, sous forme d’une crise plus ou moins grave, qui se manifeste par un choc pétrolier puis une récession. La seule question pour la prochaine est juste de savoir si elle sera en 2012 ou 2013 !
Tant que nous conserverons cette dépendance mortelle aux combustibles fossiles, nous connaîtrons périodiquement des récessions, et Marine Le Pen montera dans les sondages, même si elle n’a pas l’ombre d’un plan pour faire face au problème. Eviter l’extrémisme porte donc un nom : c’est la décarbonisation de l’économie. Que tous les adversaires politiques de Marine Le Pen y travaillent un peu plus sérieusement qu’aujourd’hui !
Cadeau bonus : quelques graphiques rajoutés en mars 2014
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’article, évidemment, mais qui sont à rapprocher de certaines affirmations, et permettent notamment de confronter des « prévisions » énoncées ci-dessus avec ce qui s’observait en 2009, ou ce qui s’est passé après.
Production mensuelle de pétrole brut (avec condensats mais hors liquides de gaz) dans le monde, en millions de barils par jour.
On note clairement qu’en 2005 la hausse a pratiquement cessé.
Source des données : US Energy Information Agency.
Approvisionnement pétrolier de l’Europe (Norvège incluse) depuis 1965.
En rose : production domestique (essentiellement de la Mer du Nord), qui décline depuis 2000,
En vert : importations, qui déclinent depuis 2005 (c’est-à-dire au moment du plafonnement mondial).
L’ensemble a commencé à baisser après 2006, donc avant la crise, et la tendance sur l’approvisionnement de l’Europe « prévue » dans l’article ci-dessus s’est bien concrétisée après.
Source des données : BP Statistical Review 2014 ; mise en forme par votre serviteur
Part de la France dans la consommation mondiale de pétrole.
On voit que cette part décroit de manière continue depuis les chocs pétroliers, et comme depuis 2005 la production mondiale est stable, cette décroissance du % pour la France signifie une décroissance de la quantité totale de pétrole pour nous.
Source des données : BP Statistical Review 2015 ; calcul par votre serviteur
Approvisionnement gazier de l’Europe (incluant la Norvège), en millions de tonnes équivalent pétrole par an
(en milliards de m³ cela donne presque les mêmes chiffres).
La production domestique de la zone (aire bleue) décline nettement depuis 2005, et les importations n’ont pas pris le relais. L’ensemble a commencé à baisser après 2005, donc avant la crise, et la tendance « prévue » dans l’article ci-dessus s’est bien concrétisée après
Source des données : BP Statistical Review, mise en forme par votre serviteur
Part de la France dans la consommation mondiale de gaz.
On voit que cette part décroit fortement depuis 2006, reflet du déclin de la Mer du Nord.
Source des données : BP Statistical Review 2014 ; calcul par votre serviteur
Part de chaque énergie dans la consommation mondiale depuis 1860.
On note que la part des fossiles est écrasante, et que celle du nucléaire s’est arrêté de croître quelques années après le contre-choc (1986).
Compilation de l’auteur sur sources primaires Shilling et al. 1977, BP Statistical Review 2015, Global Carbon Budget.
Part de chaque énergie (hors bois) dans la consommation européenne depuis 1965.
On note que la part des fossiles est aussi écrasante sur notre Vieux Continent.
Compilation de l’auteur sur sources primaires BP Statistical Review 2015
PIB mondial en milliards de dollars constants de 2014 (axe vertical) en fonction de la consommation d’énergie mondiale en millions de tonnes équivalent pétrole (axe horizontal), pour les années 1965 à 2014.
La corrélation étroite entre les deux grandeurs apparaît clairement, ce qui reflète la part dominante de l’énergie comme facteur de production depuis que les machines ont remplacé les hommes.
Sources primaires BP statistical review, 2015, et Banque Mondiale (PIB), 2015
PIB Français depuis 1960 en dollars constants.
On voit très nettement l’arrêt brutal et prolongé de la croissance – ce que nous n’avions pas eu même en 1974 et 1979 – en 2007, soit 1 an après le maximum énergétique de 2006.
Données World Bank, 2015, déflateur de l’auteur
Taux de croissance annuel du PIB Français depuis 1961 (courbe bleue) et moyenne sur les 3 périodes 1960 – 1973, 1974 – 2007, 2008 – 2014 (courbe orange).
On voit à nouveau que, depuis 2007, la croissance est quasi-nulle. Comme la population augmente, cela signifie que le PIB par habitant (équivalent au revenu par habitant) décroit en tendance depuis 2007.
Données World Bank, 2015, pour le PIB, calcul des pourcentages par votre serviteur.