Tribune parue dans un hors série des Echos en janvier 2012.
L’énergie, de quoi parle-t-on ? C’est simple, dira l’économiste : c’est un secteur d’activité parmi d’autres, qui représente, en France, quelques % du PIB et quelques centaines de milliers d’emplois. Un dirigeant politique avisé devra donc y réserver une petite fraction de son agenda, mais point trop. Le reste du temps, il peut et doit s’occuper des vrais sujets, qui s’appellent croissance, emploi, santé, enseignement, défense, compétitivité, urbanisme, pouvoir d’achat et dette, et qui bien évidemment ne sont que très peu liés à l’énergie.
Funeste myopie ! En ce début 2012, un siècle et demi après la révolution industrielle, il serait temps de changer de lunettes. L’énergie a désormais totalement supplanté l’emploi comme premier facteur de production. Entre la force musculaire de l’ouvrier qui actionne un laminoir ou un complexe pétrochimique, et l’énergie mécanique ou chimique mise en jeu dans l’usine où il travaille, il n’est pas rare d’avoir un facteur de l’ordre du million.
L’agriculteur moderne doit surtout appuyer sur des boutons, des pédales, et des manettes ; ceux et celles qui commandent tracteurs, robots de traite, réfrigérateurs et engins tractés divers. Les services, dématérialisés ? Un conducteur de bus, un serveur de restaurant ou… un militaire sont aidés par des machines qui sont bien puis puissantes que leurs biceps. De manière globale, entre l’énergie des muscles de notre actif des temps modernes, et l’énergie mise en jeu par les machines qui lui viennent en aide, il y a en moyenne un facteur 1000.
Ceci va avec cela : depuis 50 ans, le PIB mondial varie, à peu de choses près, comme l’énergie disponible pour les hommes. Le meilleur indicateur avancé de la conjoncture, c’est… la production de pétrole un peu plus tôt. Et en plus, l’énergie ne coûte rien ! Car s’il est courant de se dire que le soleil et le vent sont gratuits, il l’est moins de se rappeler que personne n’a payé le moindre centime pour la formation du pétrole, du gaz, du charbon, des chutes d’eau ou des noyaux fissiles.
Dans tous les cas de figure, qu’il s’agisse de puits de pétrole ou de vent, nous ne payons que le travail humain pour extraire de l’environnement un kWh qui s’y trouve déjà. Parce qu’elles sont extraordinairement concentrées, et donc accessibles avec le moins de travail possible, les énergies fossiles sont imbattables à ce jeu là. Extraire du sol 100 kWh de pétrole (10 litres), de gaz (10 m³), ou de charbon (15 kg), c’est-à-dire l’énergie qui correspond à une année de dur labeur d’un ouvrier, revient à moins d’un euro !
Et demain ? Le pétrole (30% de l’énergie mondiale, mais 98% de celle des transports) voit sa production plafonner depuis 2005, ce qui est directement à l’origine de la crise de 2008, ainsi que celle qui accompagne ce début d’année. Le déclin de l’approvisionnement mondial est probable avant 2020. Le gaz (22% de l’énergie mondiale, 25% de l’électricité mondiale) suivra le même chemin 10 ou 20 ans après, et ce déclin commencera pendant la décennie à venir pour la Mer du Nord (60% du gaz européen).
Le charbon (25% de l’énergie mondiale, 40% de l’électricité mondiale) aurait le pic de production le plus éloigné, mais c’est l’énergie la plus émissive en CO2, la plus meurtrière à court terme (accidents de mine, pollution), et celle qui se transporte le moins bien. Les autres énergies (bois 10% du total mondial, nucléaire 5%, hydroélectricité 5%, le reste moins de 1%) ne permettront pas de compenser les tensions sur le pétrole dans les 10 à 20 ans qui viennent.
Nous sommes donc au pied du mur. Soit nous manquons d’énergie, et la croissance deviendra l’exception et non la règle, situation qu’aucun candidat ne s’est réellement préparé à affronter. Soit nous parvenons à préserver un approvisionnement significatif, qui serait alors essentiellement fossile, puisque les peuples voient dans le nucléaire le Diable qu’il n’est pas, et nous risquons le chaos climatique un peu plus tard. La décennie qui commence va nous forcer à un rattrapage rapide sur la vraie nature du lien énergie-économie, et à une navigation étroite pour créer un avenir désirable dans un univers contraint. Ne tardons pas !