Le texte ci-dessous est celui d’une petite nouvelle parue dans l’Expansion d’octobre 2005, qui portait sur l’énergie.
« On » m’avait demandé d’imaginer comment on pourrait vivre dans quelques décennies. Voici – hélas – une réponse parmi d’autres (et qui n’est bien sûr même pas la pire possible) si nous continuons à nous intéresser de façon secondaire aux problèmes d’énergie et de climat, mais entendons nous bien : je suis le premier à souhaiter que cela n’arrive pas !
Anne referma d’un geste lent l’album jauni par les années, en se maudissant une fois de plus de ne pas l’avoir jeté à l’instant même où elle l’avait retrouvé par hasard dans son grenier. Maintenant, c’était trop tard : telle une droguée, elle y revenait encore et encore, malgré le sentiment d’anéantissement qui la gagnait inéluctablement ensuite. Les photos ne mentaient pas, bien sûr : il y avait réellement eu une forêt autour de la maison, et une petite fille joyeuse qui y poursuivait le garçon voisin, un peu grassouillet mais si drôle… Progressivement vaincus par la sécheresse, les incendies, ou les maladies accompagnant des hivers trop doux, chênes et pins avaient cédé la place à une improbable garrigue, qui seule parvenait à subsister.
Anne n’avait pas faim : les 32 °C dans la cuisine lui ôtaient l’appétit. La température extérieure ne descendrait pas plus bas en ce mois d’août, même la nuit, alors inévitablement la chaleur finissait par entrer partout. Un puissant mistral soulevait des nuages de poussière ocre, arrachée aux champs situés en contrebas. Il faudrait bien, malgré ces conditions, qu’elle aille à vélo au bourg voisin dans la soirée, si elle voulait avoir une chance quelconque de se procurer des légumes pour améliorer la ration distribuée par la Milice. En échange de courges ou de tomates qui poussaient encore ici et là, elle proposerait des travaux de couture, étant l’une des dernières de la région à toujours disposer d’une machine à coudre mécanique. A petite échelle, ce troc de voisinage était toléré par la Milice, à cause de la pénurie de vêtements neufs.
Malgré la difficulté qu’il y avait à savoir ce qui se passait ailleurs, Anne savait qu’elle n’était pas la plus malheureuse. Elle avait conservé, immense privilège, le droit d’habiter dans sa maison, hors de l’enfer des villes. Tous ceux qui n’avait pas été affectés aux champs, aux industries qui fonctionnaient encore, ou recrutés par les divers services du Ministère du Développement Perpétuel erraient dans des ghettos urbains devenus d’immenses prisons à ciel ouvert, désoeuvrés et souvent malades. Sans calendrier précis, la Milice y effectuait de temps à autres une distribution gratuite d’alcool ou de haschisch – c’était un des rares choix qui restait – qui provoquait la formation d’interminables files d’attente, et fournissaient autant d’occasions de rixe entre les prétendants aux paradis artificiels.
Anne s’en souvenait comme si c’était hier. Le 26 février 2015, des islamistes fondamentalistes avaient pris le pouvoir au Pakistan. Prises par surprise, les nations occidentales démocratiques n’avaient rien fait, à part gesticuler un peu devant les caméras : l’opinion ne voulait pas risquer une bombe sur New-York ou Tokyo en jouant les gros bras ! Un an plus tard, pourtant, deux bombes atomiques, probablement acheminées dans de simples cargos-suicide, anéantissent simultanément Manhattan et le principal terminal pétrolier du Golfe Persique. Trouver les concours nécessaires chez les scientifiques pakistanais n’avait pas du être difficile pour les organisateurs de ces attentats du siècle : la haine contre les nations industrielles avait cru au même rythme que la présence de leurs armées dans les pays pétroliers. Même les Français avaient largement encouragé cette invasion larvée lorsque la voiture pour tous leur avait semblé menacée. L’Occident assista alors, impuissant, à l’écroulement progressif du magnifique château de cartes qui avait fait son quotidien pendant quelques décennies, et que tout le monde avait un peu hâtivement cru acquis pour l’éternité. Tant que les nouvelles de l’étranger lui parvenaient encore, Anne avait vu tous ces peuples autrefois qualifiés de civilisés se précipiter les uns derrière les autres, à la faveur de la récession massive et de l’explosion du chômage qui avaient suivi les événements de 2016, dans les bras de prophètes illuminés encore inconnus de tous quelques années auparavant. Et puis plus rien, à part la propagande officielle.
Si elle avait eu le coeur à rire, Anne aurait ressorti quelques vieux exemplaires de magazines qui avaient échappé Dieu sait comment aux fouilles périodiques de la maison. Il y était question de croissance durable et de développement industriel planétaire, d’ère des loisirs et du tourisme de masse appelée à durer, de civilisation hydrogène et de biocarburants qui remplaceraient le pétrole, et encore de quelques promesses diverses d’un avenir nécessairement meilleur. Comment les journalistes et ceux qui les lisaient avaient-ils pu à ce point croire que les histoires les plus belles sont les plus probables ? Certes, la voiture à hydrogène était bien là, mais seuls les Miliciens en possédaient : elles étaient hors de prix. Il est vrai qu’avec des routes tordues par la chaleur l’été, et un bitume qui faisait de plus en plus défaut pour les réparer, ce n’était pas nécessairement très utile d’en posséder une. Adieu les vacances, à peu près toutes les paires de bras valides étant nécessaires pour pallier la baisse de l’énergie disponible, adieu le divorce, devenu illégal – et de toute façon comment se séparer, quand l’état seul décidait qui logeait où ? -, adieu le travail choisi, les emplois étant affectés par la planification centrale, adieu l’éducation longue, les enfants étant uniquement formés pour le métier qui leur serait assigné, et depuis 10 ans on ne mangeait quasiment plus de boeuf, les rendements agricoles étant en chute libre.
Il y a 2 ans, l’alerte avait été chaude, et Anne en frissonnait encore : le Logiciel d’écoutes automatiques l’avait dénoncée pour emploi du mot « opposition », qu’elle avait malencontreusement utilisé pour parler du comportement de Sophie à sa mère, affectée en Bretagne. Le plus enviable des sorts en cas de dénonciation, qu’elle soit le fait d’un homme ou du Logiciel, était d’être affecté aux travaux pénibles en camp d’internement, qui signifiaient généralement une mort par épuisement ou maladie au bout de quelques mois. Tout ce qui avait été accueilli comme un progrès du temps du monde libre semblait désormais se retourner contre nous. La carte bancaire, obligatoire (les billets avaient été supprimés), permettait de savoir à tout moment combien chacun dépensait : difficile dans de telles circonstances d’organiser la moindre action illégale ! Les puces implantables à GPS permettaient de localiser chacun en temps réel, ce qui simplifiait bien sûr les contrôles. Tout logement disposait automatiquement d’un ordinateur pour son courrier, rendant illusoires les espoirs d’échapper à la surveillance systématique des échanges – un logiciel ne s’endort pas au bout de quelques heures de travail répétitif, lui. Gare à quiconque était trouvé porteur d’une lettre manuscrite : il avait nécessairement quelque chose à cacher. Plus que le rationnement et la cohabitation forcée, plus que les maladies et le climat qui semblait devenir fou, c’était vraiment cette liberté perdue qui lui pesait le plus, elle qui avait connu le monde « d’avant ». Sophie prenait souvent les histoires de sa grand-mère pour des contes pour enfants, tellement ce qui s’offrait à ses yeux était devenu différent de ce qu’Anne lui racontait. Mais la prochaine fois que sa petite fille refuserait de la croire, elle lui sourirait d’un air tendre, au lieu de se comporter comme une idiote en lui mettant ces photos d’une époque révolue sous le nez.
Une chose émerveillait encore Anne : que les armes atomiques accumulées du temps de la prospérité n’aient pas encore été utilisées en Europe, malgré que cela fasse 23 ans – déjà ! – que la France avait basculé dans la dictature, tout comme l’essentiel de ses voisins (sauf peut-être la Grande-Bretagne, personne ne savait au juste). Ou peut-être ces armes avaient-elles été utilisées sans que l’on s’en rende compte ; comment savoir ? N’était-il pas possible que les effets de conflits lointains soient indécelables avec des gens qui mourraient bien plus jeunes « qu’avant » de toute façon, à cause de l’alcool gratuit et du rationnement des soins médicaux ?
La rapidité avec laquelle tout avait basculé la sidérait encore. On est jeune, dit le dicton, tant que l’on se croit éternel et invincible. Elle avait ô combien satisfait à cette définition ! Comme tous ses amis lorsqu’elle avait l’âge de Sophie, elle avait trouvé normal d’avoir une voiture, son appartement, de la viande chaque jour, le dernier modèle de téléphone, dix robes différentes, et de prendre l’avion pour partir en vacances. Tout le monde faisait pareil, où était le problème ? Les conséquences « plus tard » ne la préoccupaient pas plus que le temps d’un article occasionnel dans le journal. Si c’était si grave, « on » en parlerait plus que ca dans les media, c’était évident ! Et si problème il y avait, les ingénieurs allaient trouver des solutions, comme ils l’avaient toujours fait ! Quelle naïveté… Ce n’était pas seulement elle qui avait été jeune, mais l’ensemble de la population, du plus riche bourgeois au dernier des smicards. Comment ses propres grands-parents, qui vivaient alors comme un cadre de la Milice d’aujourd’hui, avaient-ils pu se considérer comme « modestes » ? Qu’elle aurait souhaité les ressusciter, tous autant qu’ils étaient, juste pour leur jeter à la figure ce que le monde était devenu par leur faute ! Comment tous ces gens avaient-ils pu à ce point se détourner du futur de leurs propres enfants ?
La Milice avait rejeté la demande d’enfant unique de Sophie, sans motifs comme d’habitude. C’est probablement mieux ainsi, pensa Anne en regardant par la fenêtre. Dans deux heures, les alentours se videraient et resteraient déserts jusqu’à la nuit. Certes, les travaux nocturnes en extérieur signifiaient un risque accru de maladies à cause des moustiques, mais la chaleur dans la journée était vraiment trop insupportable.
La radio s’alluma toute seule. Un climatologue autorisé prit la parole, pour expliquer que le réchauffement du climat était en train de s’accélérer, que notre planète allait prendre au moins 15 °C d’ici 2200, et que la terre ne pourrait alors nourrir que 100 millions d’hommes. Suivait une allocution du ministre de la propagande qui expliqua que les négociations avec la Norvège pour reloger d’urgence les Provençaux et les Aquitains ayant échoué, et l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et la Pologne lorgnant les mêmes terres, c’était la guerre, avec mobilisation des femmes. Anne regarda Sophie qui venait de rentrer dans la cuisine, et fondit en larmes.
Bienvenue en 2048.
Commentaires
NB : Ces quelques commentaires ont été rajoutés à la fin de ce texte (le 5 novembre 2005), au vu de quelques réactions constatées ici et là après la parution.
L’imagination humaine étant assurément féconde, j’ai vu circuler quelques commentaires après parution de ce texte auxquels je ne m’attendais pas, ou alors pas de la part de ceux qui les ont faits ! J’en déduis donc que quelques petites choses qui étaient implicites pour moi ne l’étaient pas pour d’autres, et je vais donc essayer de préciser l’idée de l’exercice et les conditions de sa réalisation.
- Le chapeau de l’article imprimé (« Une nouvelle apocalyptique de Jean-Marc Jancovici. Sous forme de fiction, la mise en garde d’un expert en climatologie : le pire attend nos enfants si nous ne changeons pas de mode de vie.« ) n’est bien évidemment pas de moi, mais de la rédaction du magazine, et comme pour tout chapeau rajouté par toute rédaction, l’auteur n’a pas son mot à dire.
- Ce n’est pas moi qui suis allé proposer ce texte à l’Expansion, mais la revue qui m’a sollicité pour écrire « quelque chose » sur le futur énergétique. Ce petit texte n’est donc pas le fruit d’une stratégie mûrement réfléchie depuis des années sur « comment faire peur aux décideurs économiques en mélangeant communisme totalitaire et changement climatique ». J’ai simplement essayé d’illustrer le fait que certaines conséquences redoutables de l’épuisement progressif des hydrocarbures et du changement climatique étaient peut-être à aller chercher ailleurs que là où le projecteur des médias est habituellement braqué.
Je crois pouvoir affirmer que la crainte de la dictature future comme conséquence de nos comportements actuels, je ne suis hélas pas le seul à l’avoir parmi les ingénieurs, chercheurs, ou dirigeants économiques qui font l’effort de se documenter un peu en profondeur sur la question énergétique au sens large (changement climatique inclus). Tout ce beau monde se fait du mouron pour rien, parce que de tout temps s’interroger sur l’avenir a toujours conduit à un pessimisme non vérifié par la suite, ou pas ? Réponse dans 50 ans !
- Je pensais que c’était évident, mais apparemment ce ne l’est pas pour tout le monde : ce texte n’est bien évidemment pas une prévision ! Pour des vraies prévisions, voir Mme Soleil et éventuellement Nostradamus, mais cela ne fait pas encore partie des prestations assurées par votre serviteur. Mon texte peut à la rigueur être qualifié de « politique-fiction », et comme toute fiction il n’a pas vocation à obéir aux mêmes canons de beauté qu’un article scientifique.
En particulier, par la force des choses, un tel exercice privilégie nécessairement une seule possibilité parmi 12.639 (au moins) qui existent pour l’avenir. Cela ne signifie en rien que je l’estime considérablement plus probable que les 12.638 autres (au moins) qui n’ont pas été décrites dans ce texte. Evoquer une possibilité, ce n’est pas la juger plus vraisemblable que les autres, mais juste… possible. Et la vérité, c’est que je n’en sais fichtre rien, de ce que sera la réaction des sociétés humaines face aux quelques évolutions que nous pouvons cerner qualitativement. Sans compter que mon sentiment sur la manière dont va se régler le problème énergético-climatique (car il se règlera, la seule question étant de savoir si la solution sera volontaire ou non, et nous plaira ou pas) varie selon le jour de la semaine et le nombre d’heures de sommeil depuis la veille.
Allons plus loin : la seule chose dont je sois raisonnablement certain, c’est que la situation exacte décrite dans ce texte n’arrivera pas. Inutile, donc, de discuter en détail… chaque point de détail !
- la longueur du texte était imposée. En 2 pages, on dit donc ce que l’on peut dire… en 2 pages.
- J’ai enfin été « accusé » de nourrir le catastrophisme ambiant simplement pour pouvoir vendre ma plume à des revues. Je serais le premier ravi s’il en était ainsi, mais, hélas, je n’ai pas été payé le moindre kopeck – tout juste un café ! – pour écrire cette « micro-nouvelle ». Et sur un plan plus général, ayant déjà mis au monde deux chères têtes plus tellement blondes, je serais ravi de me retrouver au chômage parce que le futur énergético-climatique est une affaire réglée (positivement, bien sûr). Il y a 6 ans, mon métier n’avait pas grand-chose à voir avec l’environnement : si cela pouvait redevenir le cas à l’avenir, parce que le problème n’existe plus, le premier ravi, c’est bibi !