Tribune parue dans Les Echos du 3 décembre 2012
NB : le titre est celui envoyé au journal
Depuis que les hommes ont acquis la notion du temps, et celle, plus récente, de l’argent, ils ont souvent été amenés à répondre à une question désormais incontournable en économie : comment comparer une somme disponible aujourd’hui avec la même qui le sera plus tard ? A question simple, réponse qui ne l’est que rarement : s’il faut patienter pour recevoir de l’argent, il suffit d’en recevoir un peu plus. Certes, mais combien ? Et bien… ça dépend !
Admettons que vous ayez le choix entre recevoir 100 tout de suite et 100+n dans un an. Si n est nul, personne ou presque ne patientera, et s’il est très élevé, tout le monde ou presque acceptera de le faire. La valeur de n pour laquelle cela est indifférent pour l’acteur concerné s’appelle le taux d’actualisation. Ce taux n’est jamais très éloigné des taux d’intérêt en vigueur.
Admettons qu’emprunter à un an coûte 3%, et que l’on vous propose par ailleurs de recevoir 10% (sans risque et sans inflation) en patientant un an. Vous allez alors patienter… éventuellement en empruntant, puisque le banquier va vous prêter à 3% et vous allez gagner 10%. A l’inverse, si le taux d’intérêt est de 15%, la même opération vous conduirait à payer 15 pour gagner 10, ce que peu de gens accepteront !
L’apparition des marchés financiers a contribué à fortement augmenter ce taux d’actualisation. Le raisonnement reste le même : c’est le rendement attendu du « placement standard » disponible par ailleurs qui conditionne la valeur de n pour laquelle vous accepterez d’attendre.
Quel rapport avec la transition ? Tout simplement que pour baisser la consommation d’hydrocarbures importés, qui est un objectif incontournable, il faut investir massivement dans des infrastructures lourdes qui permettent de s’en passer : changement des formes urbaines et des bâtiments, des infrastructures de transport et du parc roulant, des processus industriels, et augmentation de l’électricité décarbonée.
Au moment de la construction, l’argent ne peut venir que des actionnaires et des banquiers, puisqu’à ce moment il n’y a pas encore de recettes commerciales. Une fois que ces infrastructures génèreront des recettes, l’exploitant va « rendre » le cout de construction sous forme d’échéances d’emprunt, de dividendes ou de plus-values en capital. A tout moment, l’argent toujours mobilisé par les actionnaires et les banquiers (donc non encore remboursé grâce aux recettes) est rémunéré avec un taux moyen qui est justement le taux d’actualisation, encore appelé « cout moyen du capital ».
Prenons une infrastructure qui coute un milliard d’euros et qui dure 100 ans. Si le cout du capital est de 0%, le remboursement coutera… un milliard. Mais avec un cout du capital de 4% par an, alors c’est 5 milliards à rembourser, et à 12% (« standard » des marchés financiers) il faudra restituer 20 milliards sur le siècle ! Dit autrement, plus le prêteur ou l’actionnaire sont gourmands, plus le cout d’usage de l’infrastructure sera élevé.
Prenons maintenant une vue plus générale. En 2011 la France a importé pour 70 milliards d’euros de pétrole et gaz, qui rendent des services (mobilité, fabrication industrielle, chauffage, essentiellement). Imaginons que nous voulions ces mêmes services sans ces importations. Il faut alors que le consommateur paye non point l’énergie fossile, mais le coût d’usage de l’infrastructure qui permet de s’en passer, pendant que le pays économisera son déficit commercial et créera de l’emploi.
Si le cout du capital est de 2% par an, et que le capital se déprécie de 1% par an, alors le pays peut injecter plus de 2000 milliards d’euros dans des infrastructures lourdes pour éviter 70 milliards d’importations par an (vu du consommateur, le cout d’usage des 2000 milliards est identique aux 70 milliards précédemment importés). Mais avec un rendement espéré de 12%, c’est 6 fois moins d’argent qui peut être investi dans les mêmes infrastructures.
Dit autrement, plus les banquiers et épargnants sont gourmands, et moins nous arriverons à faire une transition gérée, faute de capitaux pour cela. Comme pétrole et gaz sont déjà contraints à la baisse en Europe, cela signifie que ce sont les crises qui se chargeront de détruire la demande en énergie fossile que nous aurions pu éviter avec des investissements de long terme.
Baisser le coût du capital est donc central pour préserver un avenir vivable, et que nous maîtrisons à peu près. Une raison de plus pour prendre de la distance avec la financiarisation de l’économie !