Le GIEC a publié dès 1996 la conclusion suivante : pour arrêter d’enrichir l’atmosphère en gaz carbonique (autrement dit pour que la quantité de CO2 dans l’atmosphère soit stable et non croissante), quel que soit le niveau et quelle que soit la date à laquelle nous souhaitons y parvenir, il faudra de toute façon que les émissions humaines de CO2 soient divisées par deux au moins par rapport au niveau de 1990.
Pourquoi faut-il opérer cette division par deux par rapport à 1990, et désormais par trois par rapport au niveau de 2010 ? C’est presque de l’arithmétique toute bête : durant la décennie 1980, l’humanité émettait environ 6 milliards de tonnes de carbone par an dans l’atmosphère (soit 22 milliards de tonnes de CO2), et « mère Nature » savait en récupérer environ 3 par an, grâce à ce qui s’appelle les « puits » (océans, écosystèmes terrestres). Dire que dame Nature ne ne parvient à retirer que 3 Gt de l’atmosphère par an, soit la moitié de nos émissions, c’est avoir dit que l’autre moitié vient augmenter la quantité de CO2 dans l’atmosphère. En fait c’est un tout petit peu plus compliqué que cela, parce que les émissions ne sont pas constantes, et la fraction qui vient enrichir l’atmosphère pas constante non plus (elle augmente).
Emissions de CO2 et « destinations » de ce CO2 émis (en milliards de tonnes) en fonction du temps.
On constate que depuis 1980 l’absorption de l’océan est à peu près constante en valeur absolue (environ 8 milliards de tonnes de CO2 par an), et donc décroit en part relative. On constate aussi que l’absorption des écosystèmes terrestres est très variable d’une année sur l’autre, mais qu’en tendance lourde il y a de plus en plus de CO2 qui reste dans l’atmosphère chaque année.
Source : Canadell et al, Proceedings of the National Academy Of Science (US), 2007.
Pour que la quantité de CO2 dans l’atmosphère cesse d’augmenter, une première approximation consiste donc à dire qu’il faut diviser par 2 les émissions de 1990 (lesquelles émissions ont crû de 40% entre 1990 et 2004). En fait c’est un peu plus compliqué que cela – et l’objectif ultime est encore inférieur, hélas, comme l’encadré ci-dessous l’explique – car l’absorption des puits n’est pas constante quoi qu’il se passe par ailleurs, mais disons que de diviser les émissions mondiales par deux fixe les idées pour les décennies à venir.
Un objectif ultime encore plus ambitieux
Pour arrêter d’enrichir l’atmosphère en gaz carbonique (ou en tout autre gaz à effet de serre), le principe est très simple : il faut que les émissions humaines ne dépassent pas ce que les « puits de carbone » (océans pour une partie, écosystèmes continentaux pour le reste) savent absorber.
Mais cette absorption n’est pas constante. Actuellement, l’absorption en valeur absolue (c’est à dire en milliards de tonnes de carbone) :
augmente avec la quantité de CO2 dans l’air pour les puits continentaux : une atmosphère enrichie en CO2 favorise, à court terme, la croissance des végétaux,
augmente avec la quantité de CO2 dans l’air pour l’océan : la quantité de CO2 qui se dissout dans l’eau augmente si l’air est plus riche en CO2 (les thermodynamiciens disent que la pression partielle de CO2 de l’air et de l’eau s’équilibrent : si celle de l’air augmente, celle de l’eau augmente aussi),
mais, tant pour les puits continentaux qu’océaniques, cette absorption diminuera à long terme avec la température : une eau plus chaude dissout moins bien le CO2, et dans un climat plus chaud le surplus de croissance de la végétation (si il subsiste) compense de moins en moins une décomposition accélérée des végétaux morts et de l’humus du sol, qui produit du CO2. Comme la température est condamnée à augmenter à l’avenir, quoi que nous fassions (mais elle augmentera plus ou moins en fonction de ce que nous ferons, ce qui n’est pas une mince différence !) cela signifie aussi que les puits ont tendance à s’affaiblir avec le temps, même une fois que nos émissions sont stabilisées.
La conséquence de cette dernière caractéristique, c’est que diviser les émissions de 1990 par 2 permettrait de se mettre au niveau actuel des puits, mais ensuite il faudra continuer à diminuer nos émissions si nous voulons que la quantité de CO2 dans l’air reste constante. Mais, dans un premier temps, il est acceptable de dire que l’objectif qui a un sens « physique » est de diviser les émissions mondiales de 1990 par 2, et cela suffit à montrer que cela est considérablement plus ambitieux que l’objectif de Kyoto !
Attention : une atmosphère dont la concentration en gaz carbonique cesse d’augmenter, cela ne veut pas dire une diminution immédiate de l’effet de serre supplémentaire (par rapport à la situation préindustrielle, en 1750), et encore moins une diminution immédiate de la température. Cela veut juste dire que l’effet de serre supplémentaire arrête d’augmenter, mais l’atmosphère restera pendant des milliers d’années au moins avec un effet de serre plus important qu’en 1750. Pour limiter aussi vite que possible un changement futur, la division par deux de nos émissions est donc plus un minimum qu’un objectif suffisant.
Revenons aux chiffres : en 1990, nos émissions de gaz carbonique d’origine fossile représentaient donc 6 milliards de tonnes équivalent carbone (encore notées 6 Gt). Indépendamment de ce qui a pu se décider à Kyoto, l’objectif mondial qui a un sens sur le plan physique est donc d’arriver à 3 Gt de carbone par an tout au plus (pour nos émissions de CO2). 3 milliards de tonnes de carbone pour 6,7 milliards d’individus (en passe de devenir 7 à 9 d’ici à 2050), cela signifie, si nous répartissons équitablement le « droit à émettre », tout au plus 460 kg de carbone par personne et par an, ou encore 1,64 tonne de CO2 par personne et par an (en moyenne planétaire, donc).
Comme cette valeur de 460 kg de carbone ou 1,64 tonne de CO2 ne dira probablement pas grand’chose à grand’monde, pour la rendre parlante il faut la comparer aux émissions « actuelles » – en l’espèce de 2004 – pour un certain nombre d’habitants de la planète. En effet, ce « quota équitable » de 460 kg de carbone par personne et par an représente :
- moins de 10% des émissions de CO2 d’un Américain, d’un Australien ou d’un Canadien, qui devrait donc diviser ses émissions par 10 à 12 pour participer équitablement à l’effort de réduction mondial nécessaire,
- entre 15 et 20% des émissions de CO2 d’un Allemand, d’un Anglais, d’un Danois (les Danois sont parmi les premiers émetteurs de gaz à effet de serre par habitant de l’Union !), ou… d’un Israélien, qui devraient donc diviser leurs émissions par 6,
- 20% des émissions de CO2 d’un Espagnol (le « rattrapage » économique de l’Espagne des 15 dernières années s’est accompagné d’une hausse de 40% des émissions par personne : encore une illustration du fait que découpler croissance économique et CO2 ne va pas être une mince affaire), d’un Italien ou… d’un Ukrainien, qui devra donc diviser les siennes par 5,
- 25% des émissions d’un Suisse, d’un Français, ou… d’un Iranien (la révolution islamique a été excellente pour les émissions !),
- 30% des émissions d’un Suédois, où c’est une division par 3 environ (pour ceux qui ne prennent pas l’avion) qui permet de participer équitablement à l’effort de réduction mondial,
- environ 30% des émissions d’un Portugais, qui devra donc diviser ses émissions par 3, ce qui concerne aussi… les Chinois !
- environ 40% des émissions d’un Mexicain, d’un Argentin, d’un Thaï ou d’un Turc : aussi « pauvres » que ces habitants puissent être considérés, il sont déjà physiquement bien trop « riches » en ce qui concerne les émissions de CO2,
- environ 40% des émissions d’un Mexicain ou d’un Argentin,
- Mais 2 fois les émissions d’un Pakistanais ou d’un Philippin, et 5 fois celles d’un habitant du Bangladesh : quelques pays ont donc encore la possibilité d’émettre un peu plus.
Emissions brutes de CO2 par habitant en 2007 .
(CO2 provenant des combustibles fossiles, en kg de CO2 par an, sans les puits)
La droite bleue représente la limite de 1650 kg de CO2 par personne et par an, si l’objectif est de limiter les émissions mondiales de CO2 à 3 milliards de tonnes de carbone (environ 11 milliards de tonnes de CO2) avec 6,7 milliards d’hommes sur Terre.
Même les Chinois sont déjà très au-dessus de la limite, et pour résumer nous pouvons dire que le développement durable correspond aux émissions actuelles d’un Indien. Il saute aux yeux que l’économie « carbonée » n’est pas compatible avec la préservation du climat.
Source : AIE, 2009
Avec les technologies actuelles, la limite est vite arrivée, puisqu’il suffit, pour atteindre ce « droit maximal à émettre sans perturber le climat » (de 460 kg de carbone), de faire une seule des actions suivantes :
- faire un aller-retour de Paris à New York (en avion, pas en scaphandre autonome !),
- ou consommer 3.200 kWh d’électricité en Grande Bretagne (ou 3.000 kWh aux USA), mais 18.000 kWh en France (à cause du nucléaire mais chut, ce n’est pas politiquement correct…), sachant que la consommation annuelle par Français est de l’ordre de 8.000 kWh actuellement (dont 50% nous est « invisible », parce qu’il s’agit d’électricité « contenue » dans les divers produits de l’industrie ou de l’agriculture que nous achèterons ensuite).
- ou acheter 50 à 500 kg de produits manufacturés (soit au plus le tiers d’une petite voiture, moins s’il y a beaucoup d’électronique ou de matériaux rares) ; en termes monétaires cela représente de 2000 à 6000 euros de dépenses (pour des produits).
- ou acheter 1 à 2 micro-ordinateurs à écran plat,
- ou construire 4 à 5 m² de logement béton,
- ou faire 5.000 km en zone urbaine dense en voiture « moyenne », ou 2.500 km en gros 4×4 ou en Mercédès (en ville dense aussi).
- ou consommer un peu plus de 7.000 kWh de gaz naturel (soit quelques mois de chauffage d’un logement).
Si l’on prend en compte les autres gaz à effet de serre il suffit même de :
- faire un aller simple à New York,
- ou acheter 90 kg de bœuf avec os ou 1.400 l de lait (la vache folle est donc une excellente affaire pour le réchauffement climatique).
Il faut retourner à l’âge de pierre, alors, comme d’aucunes personnes un peu contrariées par ce qui précède aiment à dire ? En fait, il y a pas mal de possibilités intermédiaires entre la situation d’aujourd’hui et l’âge de pierre….. Notons à ce propos que le discours souvent entendu du « droit au développement » ignore une réalité : même un Indien pas très bien loti vit infiniment mieux qu’un paysan français du 10è siècle. Alors que le paysan français n’avait que sa paire de bras et un peu de bois pour se chauffer (pas beaucoup), et avait une espérance de vie de 20 à 30 ans à la naissance, l’Indien moderne a une espérance de vie à la naissance qui dépasse 60 ans et dispose, en moyenne, à travers sa consommation – même modeste – d’énergie, de l’équivalent de 10 à 20 personnes à son service (en Europe nous avons l’équivalent de 100 à 200 esclaves chacun : pas mal !).
Quoi qu’il en soit, le niveau de 50% des émissions de 1990 n’est « pas négociable », car il dépend de données physiques. Tant que nous n’y redescendons pas – ou n’y sommes pas forcés par la géologie – la concentration en CO2 dans l’atmosphère continue d’augmenter, et la certitude d’ennuis futurs accrus – qui se chargeront, si rien d’autre ne l’a fait avant, de limiter suffisamment notre activité pour « forcer » cette baisse des émissions de CO2 – aussi. On voit donc que Kyoto n’est qu’un timide premier pas dans la direction d’efforts considérablement plus importants.
Même sans changement climatique, l’humanité redescendra « un jour » à ce niveau de 50% des émissions de 1990, parce que la quantité d’hydrocarbures disponible est finie. La seule bonne question n’est pas « est-ce que ? », mais seulement quand et comment. Dit autrement, la seule bonne question me semble être : cette décroissance peut-elle être volontaire, ou attendrons nous que des événements non souhaités s’en chargent à notre place, probablement dans des conditions bien moins agréables alors ?
Le temps que l’on met pour parvenir à cette réduction influe seulement sur :
- le niveau auquel la quantité de CO2 se stabilisera (de 1,5 à …. 4 fois la concentration préindustrielle de CO2), et donc l’élévation ultime de température,
- le temps nécessaire à la stabilisation (de moins de 1 siècle à plusieurs siècles).
Il est aussi très intéressant de noter que cette convergence vers 460 kg équivalent carbone par personne et par an possède des avocats au sein du monde « en développement ». Par exemple, feu Anil AGARWAL, directeur du Center for Science and the Environment (décédé en janvier 2002) combattait l’idée d’une « convergence vers le haut, dans un article très intéressant que j’ai mis en ligne ici (en anglais seulement), même si nous n’étions probablement pas d’accord sur le nucléaire.
En fait non seulement ce maximum de 50% des émissions de 1990 n’est pas négociable, mais à très long terme il est encore trop élevé : si nous souhaitons stabiliser rapidement la concentration de CO2 dans l’air à un niveau relativement bas (450 ppm, par exemple), c’est encore plus qu’il faudra faire avant la fin du 21è siècle.
Admettons maintenant que ce soit une division par 3 qui soit notre objectif (et cela le sera un jour). Si dans le même temps, nous nous basons sur une population de 9 milliards d’individus, cela signifie que nous aurons alors à notre disposition non plus 460 kg mais environ 250 kg équivalent carbone par habitant et par an, ou encore 10% de ce qu’un Français émet aujourd’hui (3% des émissions actuelles d’un Américain). Nous avons encore du pain sur la planche !