DE TOCQUEVILLE Alexis, De la démocratie en Amérique, Tomes I & II, éditions diverses, 1835 / 1840
(1000 pages, 15€ par tome)
Commentaire
A partir d’un regard d’entomologiste méthodique porté sur la société américaine du début du 19è siècle (le voyage de Tocqueville aux Etats-unis a eu lieu en 1831), cet ouvrage nous propose un regard rarement égalé sur l’organisation des sociétés démocratiques et la manière dont elle prend forme en fonction de notre nature profonde.
Pourquoi donc citer cet auteur quand on s’intéresse à des questions « physiques » comme l’énergie ou le climat ? Mais parce que les principaux consommateurs d’énergie – et donc émetteurs de gaz à effet de serre – sont des démocraties, tout simplement…
Contribution des divers pays ou groupes de pays du monde aux émissions de CO2 d’origine fossile en 2007.
Sont des démocraties les pays de l’OCDE, qui font tous partie de l’Annexe I (ceux qui ont pris un engagement de réduction au titre de Kyoto), et qui comprennent notamment les Etats-Unis, le Japon, l’Union Européenne, Ie Canada, l’Australie, les pays d’Europe de l’Est.
Sont aussi des démocraties l’Inde, les pays d’Amérique Latine (qui sont par ailleurs les premiers émetteurs pour la déforestation), les pays qui composaient l’ancienne URSS (FSU en anglais), une bonne partie du reste de l’Asie (qui engendrent une autre grosse partie des émissions liées à la déforestation) et une partie du Moyen Orient.
Seule la Chine représente un gros paquet d’émissions qui ne vient pas d’une démocratie, mais 3/4 des émissions mondiales provient de démocraties.
Sources des données primaires : AIE.
Par ailleurs, l’énergie étant à la base de la totalité de ce qui structure le monde « moderne », l’effort à effectuer pour changer la donne est absolument considérable et nécessitera une action résolue pendant des décennies, soit bien plus de temps qu’un mandat d’élu. Il est donc légitime de se demander si un système dans lequel on change toutes les quelques années l’individu qui tient la barre peut nous offrir le salut quand l’effort doit être soutenu sur 50 ans, et que ce système concerne l’essentiel des émissions mondiales.
C’est ainsi que la lecture de Tocqueville propose des raisonnements et des informations incomparables pour nourrir la réflexion sur le sujet. Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer quelques unes des prophéties que l’on peut découvrir en lisant le deuxième tome de cet ouvrage :
- la société démocratique amènera la consommation de masse, avec des produits auxquels les fabricants chercheront à donner « des propriétés brillantes que ces produits n’ont pas » (ceci a été écrit à une époque où n’existait ni publicité, ni supermarchés !),
- en démocratie, la presse constituera un pouvoir extrêmement puissant (bien vu !),
- la démocratie renforcera l’individualisme, et la propension à se considérer perpétuellement insatisfait de son sort (pas mal vu non plus….),
- en démocratie, les droits des hommes et des femmes s’égaliseront (écrit en 1835, je rappelle),
- en démocratie, il sera bien vu de travailler, et mal vu de vivre de ses rentes (alors qu’en aristocratie, les nobles, qui occupent le sommet de l’échelle, n’ont pas de fonction productive),
- en démocratie, on accordera un grand prix aux « conceptions superficielles de l’intelligence », et peu à la réflexion « profonde et lente » et la prise de hauteur de vue (on croirait un commentaire de l’émission politique de la veille !),
- en démocratie, le temps se raccourcira : on oubliera ses prédécesseurs et ses successeurs, pour se concentrer tout entier sur le temps présent ; l’amour des « jouissances présentes » risquera fort d’occulter, pour les citoyens, « l’intérêt de leur propre avenir et celui de leurs descendants »,
Dans un tel étalage de prophéties visionnaires (le livre en comporte une toutes les 3 pages, puisque l’on peut aussi trouver – en 1840 – que le monde sera partagé entre une sphère d’influence américaine et une sphère d’influence russe, que l’Amérique du Sud deviendra totalement sous influence nord-américaine, et j’en passe), que l’on pourrait penser écrit la semaine dernière si ce n’était le style, comment ne pas être perplexe devant cette autre conclusion de l’auteur : totalement absorbées par la gestion de leurs affaires commerciales, qui sera leur « grande occupation », les démocraties sont myopes, incapables de prévenir les périls de long terme…
Cette inquiétante nouvelle recoupe une autre conclusion majeure de cet ouvrage, qui cadre totalement avec ma propre expérience : en démocratie, les élus ne sont pas chargés d’être « plus visionnaires » ou « plus sages » que les électeurs (ou à leur place), mais uniquement chargés d’exécuter les désirs de ces derniers. Lorsque le citoyen demande à l’élu d’être plus anticipateur ou plus avisé que lui, il se méprend : rien dans le cahier des charges de l’élu ne lui dicte d’être plus audacieux que « l’état de l’opinion », ou de gérer notre schizophrénie à notre place.
De ce fait, quand nous pensons que, pour les enjeux de long terme, que « ils savent et ne font rien », nous commettons une double erreur de jugement :
- ils ne savent pas plus que nous. Pour un problème donné, on va trouver entre 5 et 10 députés qui en savent plus long que la moyenne, et tous les autres s’informent de la même manière que la population dans son ensemble : en lisant le journal ! Cette règle est aussi valable pour les ministres : sur 45 ministres qui composent un gouvernement, entre 0 et 2 ont à peu près compris ce qu’il y a dans le dossier « énergie-climat », et les autres ni plus ni moins que le « citoyen lambda »,
- en même temps que l’opinion est actuellement majoritairement demandeuse de « quelque chose » pour qu’il n’y ait pas de crise ou de changement climatique dangereux, l’opinion est le plus souvent majoritairement contre à peu près tous les éléments de solution :
- une augmentation du prix des énergies fossiles (de toutes les énergies ! gaz naturel, carburants routiers, kérosène, fioul domestique….), alors que c’est la seule manière de faire des économies sur le long terme, sinon les « astuces » techniques sont compensées par une hausse de la consommation tant que ça passe, puis une crise quand ça ne passe plus,
- l’arrêt de la construction de la rocade qui permettrait de supprimer le bouchon en bas de chez soi, mais une fois que l’on a construit la route antibouchons devant chez tout le monde, il semble difficile de demander à tout le monde de descendre de sa voiture !
- la mise en place d’une réglementation contraignante sur les consommations d’énergie du bâtiment,
- l’augmentation progressive du prix des produits manufacturés, car il a bien fallu fabriquer ces derniers, et aujourd’hui plus on en fabrique et plus on entame le capital naturel qui assure notre survie à long terme,
- etc…
En d’autres termes, la conclusion implicite de Tocqueville, énoncée à une époque où l’environnement n’existait assurément pas comme sujet largement médiatisé (mais le changement climatique était déjà connu d’un ou deux physiciens !), est qu’il appartient à vous et moi de comprendre en quoi nos demandes sont ou non antagonistes, et d’envoyer à l’élu une demande explicite et débarrassée de ses contradictions.
Pour être parfaitement clair, le jour où nous dirons à la puissance publique : « nous avons bien compris que de lutter contre le changement climatique suppose de monter progressivement le prix du fioul, du kérosène, du gaz naturel, de l’essence et du diesel, et nous avons bien compris que cela allait conduire les ordinateurs, les maisons, la viande de bœuf et les déplacements à coûter plus cher, mais nous l’acceptons car la paix, la stabilité, un minimum de prospérité, et l’espérance de vie de nos enfants est à ce prix », il n’y a aucun doute à avoir sur le fait que l’Assemblée Nationale en tiendra compte dans son vote du budget….. comme il n’y a aucun doute à avoir sur le fait que tant que nous serons contre les éléments de solution, il ne se passera jamais rien dans les bons ordres de grandeur avant les ennuis.
En guise de conclusion, je formulerai donc ce conseil : avant toute spéculation sur notre avenir climatique, lisez ou relisez Tocqueville !