CRICHTON Michael, Etat d’Urgence, éditions Robert Laffont, 2006
(650 pages, 22€)
Commentaire
Très agréable roman, mais pourquoi en faire de la très agréable science ?
Je suis vraiment impatient de voir Etat d’Urgence transformé en film, ce qui finira à l’évidence par arriver. De l’action (plein), de l’amour et du sexe (pas trop), des paysages fabuleux à volonté, du suspense et des surprises en permanence (et, pour ce qui me concerne, de belles actrices) : tous les ingrédients d’un carton au box-office sont déjà en filigrane dans le livre, en fait presque rédigé comme un scénario. Mais pourquoi diantre tant de gens ont envie de voir en Crichton un grand scientifique simplement parce qu’il a rédigé un « grand » roman (au moins au sens des ventes) et que, comme nous le verrons plus bas, il a sans aucun doute fait mouche pour certaines de ses critiques concernant les ONG environnementales ? Quiconque a-t-il évoqué la possibilité, quand Crichton a publié « Jurassic Park« , qu’il soit un grand paléontologue, ou qu’il soit un grand astronome lors de la publication de « La Variété Andromède » ?
En fait, soutenir que « Etat d’Urgence » est un livre scientifiquement fondé n’a plus de sens lecture faite, puisque l’auteur et l’éditeur expliquent d’eux-mêmes dans les premières pages (au moins sur la version anglaise, qui est celle que j’ai lue) : « Ceci est une oeuvre de fiction. Les personnages, entreprises, institutions, et organisations de ce roman sont l’oeuvre de l’imagination de l’auteur, ou, si ils sont réels, sont utilisées de manière fictive sans aucune intention de décrire leur comportement réel ».
Dès lors, pourquoi commencer à discuter de l’oeuvre crichtonnesque comme s’il s’agissait d’un livre scientifique ? Et que ce livre ne soit pas une description fidèle du monde réel, tout un chacun peut facilement s’en apercevoir, avec ou sans diplôme scientifique : dans le monde réel, les femmes intéressées par les questions d’environnement ne semblent pas toutes directement sorties des pages centrales de Playboy ! Notez que je serais le premier ravi que ce roman et la vérité ne fassent qu’un, non seulement parce que l’humanité serait « hors de danger », ce que le père de deux enfants que je suis verrait d’un très bon œil, mais en plus j’aurais l’impression de diriger une agence de mannequins à chaque fois que je donne une conférence ou que je visite un labo : woouaaah…
Mauvaise cible, mauvaise méthode…. ou non ?
Plus sérieusement, la cible essentielle de Crichton dans ce livre concerne certains mouvements de défense de l’environnement, et il faut reconnaître qu’à ce niveau Crichton met assez souvent « dans le mille », ce qui soit dit en passant ne pose aucun problème en ce qui concerne la science. En effet, les scientifiques ne peuvent être tenus pour responsables de ce que les militants – ou qui que ce soit d’autre – affirment en se revendiquant de la science ! De même que les scientifiques ne peuvent être tenus pour responsables des exagérations médiatiques faites en leur nom, une autre dérive sur laquelle Crichton s’attarde (et je ne saurais toujours lui donner tort). Les scientifiques doivent être jugés sur la base de ce qu’ils publient dans les revues scientifiques, que l’essentiel des gens qui « ne sont pas d’accord » avec le changement climatique n’ont jamais lu, y compris quand il s’agit d’économistes, de journalistes, ou… de politiques.
Pour en revenir aux scientifiques, Crichton tombe dans le même travers que les militants qu’il critique tant : il exagère. La « science » présentée dans son roman est le résultat d’une sélection soigneuse de quelques morceaux choisis donnant une vision d’ensemble fausse, à laquelle on a rajouté l’ignorance délibérée des ordres de grandeur, quelques faits inexacts, une pincée de comparaisons invalides, et un soupçon d’erreurs de jugement. Et comme il ne faudrait pas que le lecteur de cette page pense que l’affirmation générale ci-dessus – ceci est un roman et n’a donc aucune obligation de refléter fidèlement la science – est une échappatoire pour ne pas discuter point par point, je vais donner quelques exemples.
La sélection soigneuse – et fallacieuse, bien sûr – concerne tous les articles scientifiques cités, pour lesquels Crichton sous-entend qu’une seule phrase qui en est extraite en reflète tout le sens (mais pourquoi les auteurs s’enquiquineraient à écrire un article entier si tout pouvait être résumé en une seule phrase ?). Il s’agit du même genre de raisonnement que celui qui consiste à faire croire qu’un regard rapide à quelques pièces d’un puzzle équivaut à voir le puzzle entier reconstitué. Michael Crichton est bien sûr conscient de ce qu’il fait quand il ne cite qu’une phrase d’un article scientifique : il sait très bien qu’une infime fraction des journalistes commentant son roman – ou publiant une interview – et quasiment aucun de ses lecteurs, sans parler des politiques avec lesquels il discute, n’ira lire les articles scientifiques qu’il cite, pour voir si Crichton les interprète correctement. Et, qui plus est, parmi ceux qui sont capables de dire qu’il a « tordu » les conclusions, nous allons trouver les scientifiques critiqués, que tous ceux ayant envie de croire aux thèses de Crichton auront tendance à « disqualifier » de ce seul fait : très intelligent !
L’ignorance des ordres de grandeur s’applique notamment dans le cadre suivant : puisque le monde est en perpétuelle évolution (ce qui est parfaitement vrai), que la nature est parfois cruelle (ce qui est aussi parfaitement vrai), toute action humaine n’est en rien différente de ce qui arrive « naturellement ». Mr Crichton sait parfaitement, en médecin qu’il est (enfin c’est ce qui est marqué dans sa bio), que toutes les maladies ne sont pas équivalentes, simplement parce qu’elles vous rendent toutes malades !
Les faits inexacts concernent une autre catégorie de ce qui se trouve dans le livre. Cela peut concerner, par exemple, la description du GIEC comme un « énorme groupe de bureaucrates ». Comme l’effectif salarié du GIEC ne fait pas plus de quelques dizaines de personnes (ce qui se vérifie facilement), il me semble qu’il est un tout petit peu exagéré de les appeler « un énorme groupe »… Il s’agit assurément de « bureaucrates », exactement comme les employés de l’éditeur de Crichton : ils travaillent tous dans un bureau. Est-ce que tous les employés de bureau sont des « bureaucrates », un terme qui sous-entend probablement qu’il s’agit de menteurs surpayés ? Là, cela ferait effectivement un gros groupe, dans la mesure où quelques dizaines de % des salariés des pays occidentaux travaillent dans un bureau…
Un exemple de comparaison invalide, maintenant : l’un des personnages du roman, qui est à l’évidence le porte parole des vues crichtoniennes, évoque une prévision publiée par Hansen en 1988 (il s’agit d’un vrai scientifique), indiquant que la température planétaire allait gagner 0,35 °C en une décennie, alors que l’élévation effectivement constatée a été de 0,11 °C. Je ne commenterai pas la véracité des chiffres (en l’espèce l’article de Hansen comporte une fourchette, et Crichton base son raisonnement sur le haut de la fourchette, alors que tout mathématicien sait qu’en pareil cas c’est sur la médiane qu’il faut raisonner). Je ne commenterai pas plus le fait que Crichton choisit, pour ce cas de figure, de faire confiance à l’élévation de température planétaire « mesurée », alors que dans d’autres parties du livre il indique que ces mesures ne sont pas fiables (il faudrait savoir !).
Ce que je vais commenter est juste la manière dont Crichton présente l’erreur, parce que tout étudiant va comprendre ce qui est en cause. Crichton considère que Hansen a fait une erreur de 300% en prédisant 0,35 au lieu des 0,11 °C observés. De fait, 0,35 divisé par 0,11 fait à peu près 300% : parfaitement exact. Sauf que… il fait après le parallèle avec la différence entre un vol en avion de 3 heures et un vol d’une heure. Dans le cas des températures, ce qu’il aurait du comparer, pour que le parallèle soit valide, n’est pas la différence entre les écarts, mais la différence entre la valeur prédite en degrés kelvin et la valeur mesurée en degrés kelvin (les degrés kelvin mesurent les températures absolues, exactement comme les heures mesurent la durée totale d’un vol, les degrés Celsius ou Fahrenheit ne pouvant être utilisés dans les formules de physique). Et là les valeurs mesurées et prédites (disons 288 k et 288,2 k) diffèrent de… 0,07%. Le parallèle fait par Crichton entre les températures et un vol en avion devient valide si il critique une prévision de retard de 30 secondes sur un vol 4 heures alors que le retard réel a été de 10 secondes seulement. Ce n’est pas exactement la même chose !
Un autre chiffre, ailleurs dans le livre, concerne l’effet net de Kyoto (0,04 °C en plus ou en moins en 2100). Tout d’abord, pour pouvoir donner une telle valeur, il est incontournable de faire confiance aux mêmes modèles que ceux qui ont été descendus en flammes un peu plus tôt dans le livre (parce que les températures en 2100 sont nécessairement le résultat d’une simulation : elles n’ont pas encore été mesurées !). Alors, ces modèles sont dignes de confiance, ou ce sont des fumisteries ? Là aussi, il faudrait savoir ! Plus sérieusement, ce résultat (0,04 ° C en plus ou en moins) suppose que « sans Kyoto » les émissions croissent sans cesse, alors que « avec Kyoto » elles… croissent sans cesse, avec un simple décalage de quelques années pendant lesquelles elles sont constantes (aussi étonnant que cela pourra sembler, c’est très exactement la manière dont a procédé celui qui a fait le calcul).
Mais comme Kyoto est un simple appendice de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (UNFCCC pour l’acronyme anglais), « avec Kyoto » signifie en fait « avec la Convention Cadre ». Cette dernière ayant pour objectif de « stabiliser » les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, et que stabiliser le CO2 signifie diviser les émissions par 2 puis par 3 puis par 4, « avec Kyoto » est totalement incohérent avec des émissions perpétuellement croissantes, même après quelques années de stabilité. Au surplus, les limites sur les combustibles fossiles interdisent que les émissions soient perpétuellement croissantes jusqu’en 2100, Kyoto ou pas, mais ceci est une autre histoire.
Enfin Crichton use à l’occasion d’erreurs de jugement. Tout comme Lomborg qu’il semble beaucoup apprécier (c’est indiqué noir sur blanc à la fin du livre), ce dernier étant le champion des comparaisons et des extrapolations fantaisistes, Crichton aime à considérer que « nous ne savons pas tout » est identique à « nous ne savons rien ». Pour en revenir à l’image du puzzle utilisée ci-dessus, une image floue à laquelle il manque quelques pièces n’est certes pas « nous avons une idée très précise de l’ensemble du système », mais ce n’est pas plus « nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous sommes en train de voir » !
Il est amusant de voir qu’à la fin de son livre Crichton est partisan – à travers l’intention d’un des personnages principaux – d’une science « indépendante », basée sur l’intercomparaison des résultats, alors que c’est très exactement le rôle… du GIEC !
Le point de vue personnel de Crichton sur la science
A la fin du livre (au moins sur l’édition anglaise), il y a un chapitre intitulé « message de l’auteur », qui fait part du point de vue de Crichton sur le changement climatique sans « passer par » les héros du livre (il s’agit de Crichton s’exprimant en direct). C’est du Lomborg (la loi de Lomborg s’exprime comme suit : « toute extrapolation est valide dès lors que son résultat m’est sympathique »), à ceci près que Crichton a des dons supérieurs pour le marketing : il a vendu 1,5 million d’exemplaires de son livre aux USA, alors que Lomborg a du se contenter de 100.000 acheteurs (et votre serviteur encore 20 fois moins !). Si « l’unanimité n’est pas la vérité », une phrase mise en exergue lors d’une interview récente de Crichton dans le Figaro, alors sur la base des ventes il devrait être la première victime de sa propre règle…
Ce « message » de fin de livre entretient à peu près la même confusion entre scientifiques, politiciens, activistes et journalistes que ce qui peut être trouvé dans le roman, les scientifiques étant supposés être responsables de ce que le système dans son ensemble envoie comme informations au grand public.
Dans le mille !
Si Crichton passe totalement à côté de la plaque en ce qui concerne la science, je dois confesser, au risque de me faire quelques ennemis de plus, qu’il n’est pas toujours très loin de la cible en ce qui concerne les « militants » – et pour partie les médias. Tout d’abord, bien des militants « durs » que j’ai rencontrés ont volontiers le même comportement que Crichton vis-à-vis de la science, « faisant leur marché » en fonction de ce qui leur plaît et laissant soigneusement le reste de côté. La surpondération de l’extrémité la plus « affreuse » d’une fourchette, quand le scientifique à l’origine ne dit rien de tel, est un cas classique d’un tel comportement. Crichton a aussi raison de souligner que certains militants (pas tous, bien sûr) ont des modes de vie personnels en parfaite contradiction avec ce qu’ils suggèrent pour autrui, sans même avoir l’honnêteté de le reconnaître (grandes maisons, grosses voitures, voyages en avion à gogo et plus généralement débauche de consommation ne leur font pas nécessairement peur !).
Crichton est enfin encore dans le vrai quand il indique qu’il n’est pas rare d’avoir affaire à des militants ayant une vue binaire du monde (et il ne s’agit pas seulement de ce qui est transcrit par les journaux, mais bien de ce qui ressort des débats ou des messages laissés sur des forums, sans contrainte de place), ignorant délibérément les ordres de grandeur (déraciner un arbre ou la moitié de la forêt amazonienne est presque pareil, un atome de chlore quelque part équivaut à empoisonner le monde entier, tout ce qui se détecte est nécessairement dangereux, etc), ne voyant que les aspects négatifs d’actions qui ont toutes nécessairement des côtés positifs (même si le négatif l’emporte), idéalisent la nature (même quand elle produit des épidémies ou des tremblements de terre), mélangeant la morale et la science (la science consiste à comprendre le monde, pas à le juger), simplifiant à l’extrême les responsabilités dans un problème donné, etc. De telles personnalités sont rarement des promoteurs de solutions pragmatiques, qui sont pourtant les seules qui fonctionnent, et peuvent, par leur radicalisme, bloquer les avancées sur des points majeurs parce que la « solution » comporte un inconvénient mineur considéré comme inacceptable.
Il faut cependant se garder de mettre dans un même panier tous les mouvements de préservation de l’environnement, ce qui reviendrait à faire la même erreur que Crichton !
Conclusion
En conclusion, lisez « Etat d’Urgence » comme un livre d’aventures, et vous passerez un bon moment. Pour un aperçu sur le changement climatique, il y a d’autres manières de s’informer.