Article publié dans le journal Le Monde du 28 mars 2000.
Serge Galam est physicien au CNRS.
La reproduction de ce papier que je trouve intéressant sur la théorie proposée ne suppose en rien que je suis par ailleurs d’accord avec ce qu’il a affirmé en 2007 sur la question du changement climatique.
La France a un besoin vital et urgent de réformes profondes dans beaucoup de domaines de son organisation, que ce soit la Sécurité sociale, les retraites, les hôpitaux, l’éducation nationale, la Justice, l’audiovisuel, les impôts ; bref quasiment tous les secteurs de la vie publique, politique et économique. Parallèlement, les Français dans leur grande majorité, quelle que soit leur fonction, non seulement ont conscience de ce besoin, mais, en plus souhaitent ces réformes.
Dans ces conditions, tout projet de réforme qui se fonderait sur la concertation la plus large possible devrait à priori, et par la vertu de notre démocratie, aboutir sans aucun problème. Alors pourquoi n’est-ce jamais le cas, que la droite ou la gauche soit aux commandes ? Pourquoi, à chaque projet de réforme, les individus qui, pris un par un dans leur pratique quotidienne, sont d’accord sur la nécessité de réforme, se retrouvent systématiquement unis dans la grève pour la rejeter ? Pourquoi les gouvernements ou les ministres tombent-ils à chaque tentative sérieuse de réforme ?
Est-ce parce ce que tous les dirigeants fiançais sont par essence « mauvais » en voulant toujours réduire le droit des individus ? Ou alors est-ce parce que les Français, au moment du choix, se coincent toujours, dans leurs corporatismes, refusant ainsi tout changement ?
Et si, en fait, les choses étaient plus simples ? Si elles ne dépendaient ni des Français, ni de leurs ministres ? Si, en réalité, quelle que soit la nature et le contenu d’une réforme, la concertation et le niveau national de ces réformes entraînaient paradoxalement, de façon mécanique, leur rejet massif et systématique ? Et si, finalement, toute velléité de réforme était inévitablement prise au piège d’un système de fonctionnement ? Depuis quelques années, les physiciens du désordre se sont mis à appliquer leurs méthodes et concepts de comportement collectif dans la matière à la description des comportements humains, qu’ils soient financiers, économiques ou politiques.
Ces approches n’ont pas vocation à tout expliquer, elles ne prétendent pas non plus à établir de nouveaux dogmes. En elles ont pour but de mettre en évidence des effets décisifs de certains mécanismes à l’oeuvre dans des dynamiques complexes.
Dans cette optique, nous présentons ici un modèle simple de formation d’opinion qui nous semble adapté à cette question de la réforme d’une structure nationale. Ce modèle montre que, même dans le cas idéal où une immense majorité d’individus est favorable à une réforme donnée, ces mêmes individus vont finalement se retrouver tous unis pour la rejeter. (évidemment, il n’y a plus de paradoxe si, dès le départ, la majorité est contre). Considérons donc une administration soumise à un projet de réforme. Tous les fonctionnaires concernés sont alors appelés à discuter du projet, par leurs autorités de tutelle et/ou par leurs syndicats.
Les premières discussions vont ainsi avoir lieu, d’abord dans les bureaux. Là, des opinions vont changer et un consensus va se dessiner soit en faveur du projet, soit contre celui-ci.
Pour illustrer notre démarche, considérons des bureaux de quatre personnes chacun. Si, dans bureau, il existe une majorité, elle va naturellement faire l’unanimité du bureau. Donc, au départ, trois ou quatre « contre » donnent un bureau de quatre « contre ».
A l’inverse, quatre ou trois « pour » ont pour résultat un bureau de quatre « pour ». En revanche, s’il y a équilibre – deux « pour » et deux « contre » – la discussion va être plus âpre.
En général, même si on désire une réforme, il existe toujours une part d’incertitude quant à sa réalité et sa finalité réelle. De ce fait, dans une situation d’égalité des forces, ce sont très souvent les gens « contre » qui vont finalement l’emporter en renforçant, entre autres, le sentiment de peur du changement de leurs collègues. De plus, ce sont fréquemment les gens « contre » qui sont les plus acharnés dans les discussions.
Une fois les opinions faites dans les bureaux, les gens vont commencer à discuter au niveau géographique le plus proche, par exemple l’étage. Imaginons, toujours pour la clarté de l’exposé, qu’il y ait quatre bureaux par étage. La discussion est maintenant engagée au niveau des seize personnes de l’étage. Comme au niveau des bureaux, c’est la majorité qui va vaincre, et, dans le cas d’équilibre entre les « pour » et les « contre », ce sera encore les « contre » qui l’emporteront, en faisant passer aux « pour » leurs critiques et leur stress. Après les étages, ce sera l’ensemble du bâtiment qui va discuter.
Avec quatre étages par bâtiment, on a soixante-quatre personnes engagées dans le choix du pour ou contre. Ensuite, la concertation va s’étendre pour atteindre l’ensemble des bâtiments voisins concernés, comme ceux de la commune, avec, disons encore, quatre bâtiments par commune.
Puis le débat se fera au niveau des départements avec encore quatre communes par département. On a atteint maintenant des discussions qui touchent chacune des groupes de mille vingt quatre personnes. Chacun de ces groupes va basculer soit pour, soit contre la réforme.
Viennent ensuite les régions et, enfin, la France. Au stade national, le débat, dans le cadre de notre découpage par quatre, touchera seize mille trois cent quatre-vingt-quatre personnes qui vont être maintenant toutes pour ou contre le projet.
On a donc modélisé la façon dont se propagent des opinions à partir de discussions dont l’étendue géographique augmente progressivement. Depuis les bureaux, nous sommes arrivés à l’échelon national avec des nappes de favorables et des nappes d’hostiles qui se répandent simultanément pour, à chaque rencontre, se fondre en une vague unique avec, à une échelle donnée, un corps social uni et déterminé.
Voyons maintenant le résultat d’une simulation en chiffres de notre modèle. Elle est illustrée par la figure.
Nous avons donc supposé qu’au départ il y a seize mille trois cent quatre-vingt quatre personnes. Ce nombre n’a pas de signification en soi. Il est juste choisi pour la simulation numérique que nous présentons ici. Considérons un cas extrême où, par exemple, 70 % des individus sont, au départ, favorables à la réforme proposée et seulement 30% « contre ».
Dès le stade du bureau, la proportion des « pour », baisse à environ 65 %. Elle passe à 56 % aux étages, puis à 40% dans les bâtiments. Elle chute à 22 % dans les communes, et sera à zéro dès le niveau des départements. A ce stade de la concertation, les départements sont déjà tous contre le projet, et cela reste évidemment vrai pour les régions et le pays.
Il faut préciser que ces nombres représentent des moyennes statistiques. Ils sont calculés à partir de probabilités.
Nous avons ainsi montré comment, dans un cas de réforme idéale, le simple jeu de la concertation, depuis les lieux de proximité immédiate comme les bureaux jusqu’aux grands rassemblements régionaux, a fait basculer 70% d’opinions a priori favorables à 100% d’opinions négatives
[Note de JMJ : dans la phrase qui précède, les 70% d’opinions favorables concernent les individus, alors que les 100% d’opinions négatives concernent les représentants à l’échelon départemental ou au-dessus. Le point intéressant dans la discussion ci-dessus concerne la « théorie » sur le changement de majorité qui s’opère « mathématiquement » quand on confie à des représentants le soin d’aller discuter à l’échelon au-dessus, et ce sont les questions soulevées par cette analyse qui sont intéressantes].
Donc, si même un projet jugé excellent n’a aucune chance de passer la barre nationale, alors que dire, a fortiori, d’un projet jugé mauvais… Il faudrait en fait de l’ordre de 80 % d’opinions a priori favorables pour convaincre une minorité de 20 % contre.
Bien sûr, ce modèle extrêmement simple ne veut pas tout expliquer. Il n’a pour but que d’amener à se poser un certain nombre de questions quant à nos façons de nous organiser et de fonctionner.
[Note de JMJ : en d’autres circonstances Galam a tenu des propos étonnants sur ses collègues qui travaillent sur l’influence de l’homme sur le climat. La reproduction du texte ci-dessus ne signifie en rien que je soutiens les autres propos de l’auteur. Cet article est intéressant en soi, parce qu’il amène à se demander quelle est l’influence du système de représentation sur le fonctionnement d’une démocratie, et il ne faut voir aucune autre signification à sa présence ici].